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ignorante et timide, a cédé à la peur qu’on avait tout fait pour lui inspirer; mais comme, au fond du cœur, elle avait le sentiment de sa défaillance, elle s’en est vengée en renversant, sur la question égyptienne même, le ministère qui l’avait provoquée ; faute capitale, car ce ministère venait enfin de se décider à proposer des demi-mesures, insuffisantes sans doute, mais préférables à l’inaction absolue.

Quoi qu’il en soit, la faute a été consommée jusqu’au bout. Nous avons laissé les Anglais aller seuls à Tel-el-Kébir conquérir l’Egypte en vingt minutes. Mais, comme il était naturel, s’étant trouvés seuls à la peine, ils ont prétendu ensuite être seuls à l’honneur, et lorsque, au lendemain de leur victoire, nous leur avons encore parlé de notre alliance, ils nous ont répondu : «Cette alliance n’existe plus. Il n’y a que ceux qui acceptent les charges d’une alliance qui ont le droit d’en revendiquer les profits. » On ne pouvait s’y tromper, c’était une rupture. Mais ici il convient de s’expliquer très nettement. Beaucoup de personnes contestent qu’il ait pu y avoir rupture entre l’Angleterre et nous, par la raison qu’il n’y a jamais eu d’alliance. Et, en effet, si l’on admet qu’il n’existe d’alliances que celles qui sont écrites sur le papier, qui font l’objet de traités et de stipulations en règle, il est parfaitement juste de refuser ce nom à l’accord longtemps maintenu entre l’Angleterre et nous. Mais comment ne voit-on pas que c’est se payer de mots? En réalité, bien des alliances qui ont été écrites sur le papier, qui ont fait l’objet de traités et de stipulations en règle, bien des combinaisons politiques très savamment définies ne sont jamais sorties des cartons des chancelleries pour passer dans les faits, tandis que bien d’autres, qu’on n’avait pas pris la peine de rédiger et de parapher, ont exercé une immense influence sur la marche du monde, parce qu’elles provenaient d’une nécessité impérieuse, parce qu’elles étaient la résultante obligée, fatale, de la situation respective des peuples, de la communauté de leurs principes, de l’harmonie de leurs intérêts. Eh bien! pour peu qu’on y regarde de près, on reconnaîtra que notre alliance avec l’Angleterre faisait partie de cette seconde catégorie : c’était une alliance naturelle, obligatoire, logique, imposée non par des paperasses fragiles, mais par des faits durables.

L’histoire de la France et de l’Angleterre, jusqu’en 1815, n’est pas autre chose que l’histoire d’une lutte incessante sur terre et sur mer. Il semblait que les deux nations ne pussent vivre l’une à côté de l’autre, qu’il fallût absolument qu’une des deux succombât. Des siècles de guerre n’ont pourtant servi qu’à prouver qu’aucune des deux n’était assez forte pour exterminer sa rivale. La démonstration a été longue à se faire, mais elle a été éclatante. Aussi, vers 1815, la France et l’Angleterre ont-elles commencé à comprendre que, puisqu’elles étaient incapables de s’étouffer