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mutuellement, ce qu’elles avaient de mieux à faire était de vivre en bon accord et en parfaite intelligence. Les progrès prodigieux de leur commerce, de leur industrie et de leur marine ont singulièrement favorisé cette manière de penser. Grâce au développement qu’ont pris leurs affaires à l’une et à l’autre sur tous les points du globe, il n’est peut-être pas un de ces points où elles ne se touchent. Une guerre entre elles deux ne serait donc plus une guerre locale; ce serait une guerre universelle, une sorte de gigantesque guerre civile ; ce serait le feu mis au monde entier ; ce serait des secousses dans toutes les mers, sur tous les continens. Pour avoir une idée de l’étendue que pourrait prendre l’action militaire, et par suite de l’immensité des désastres qu’elle entraînerait, il suffit de remarquer quelle quantité énorme de froissemens se sont déjà produits entre l’Angleterre et la France depuis quelques mois que leurs relations se sont refroidies; ce n’est pas seulement en Égypte, en Tunisie, c’est au Congo, à Madagascar, au Tonkin, dans l’Océan comme dans la Méditerranée, que des démêlés se sont élevés entre elles; supposez que ces démêlés dussent se résoudre par les armes, quelle est la partie du monde qui serait en paix? On parle souvent de conflagration universelle ; cette expression, peu juste dans la plupart des cas où on l’emploie, serait rigoureusement exacte, appliquée à une guerre entre la France et l’Angleterre. Et, grâce au progrès simultané des moyens de destruction et des richesses nationales, il en résulterait pour tous les peuples des pertes qu’on n’ose même pas calculer. Voilà donc la grande raison qui, depuis 1815, a fait cesser entre la France et l’Angleterre toute lutte armée. Les intérêts ont imposé la paix à la politique. Mais à côté des intérêts sont venus les sentimens, les idées, les principes : la France et l’Angleterre ne sont pas seulement les deux grandes nations commerciales, ce sont encore les deux grandes nations libérales de l’Europe. Un nouveau lien s’est ajouté au premier pour resserrer leur intimité. « Depuis cinquante ou soixante ans, a dit admirablement M. Bright, il a régné entre les deux pays une paix plus complète qu’à aucune autre époque de notre histoire, et, grâce au commerce croissant qui s’est développé dans ces vingt dernières années entre les populations des deux pays, je puis affirmer hardiment qu’il n’y a rien dans notre histoire qui approche des sentimens de cordialité que nous avons entretenus de l’un à l’autre côté du canal dans cette dernière époque. »

Ces paroles de M. Bright sont la vérité même. Toutefois, si les progrès de leur commerce créent une intimité forcée entre la France et l’Angleterre, on ne saurait se dissimuler qu’ils ne puissent en même temps faire naître entre elles d’innombrables causes de conflits. L’esprit commercial et mercantile est, par sa nature même,