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le mieux doué de tous les critiques dont nous esquissons la physionomie.

Né à Nancy, le 11 juillet 1760, d’une famille originaire de Hongrie, fils d’un brasseur, il devait, par la limpidité d’un style piquant, rappeler les vins légers de la Moselle plus que la grasse liqueur du houblon. Après de fortes études, il s’essaya dans la poésie par des quatrains et des odes que couronna: l’Académie de Stanislas, En 1784, le lauréat partir pour Paris : le théâtre l’attirait, et bientôt, l’opéra de Phèdre inaugura brillamment une série de quarante-quatre pièces représentées: de 1786 à 1806 sur nos principales scènes, dans les genres les plus divers. Parmi ces témoignages d’une imagination féconde, un opéra-bouffe, les Rendez-vous bourgeois, a seul surnagé, grâce à la gaîté d’un imbroglio désopilant. Cette folie de carnaval précéda de quelques mois l’entrée d’Hoffman au Journal de l’empire, où l’amitié de M. Etienne l’enrôla, en septembre 1807.

Du jour au lendemain, il lui fallut donc improviser une métamorphose ; mais elle ne coûta point à un talent flexible qui ne tarda pas à se distinguer dans une élite. Il méritait d’ailleurs les plus cordiales sympathies par une réputation d’honnêteté si bien établie que les acteurs et les directeurs lui soumettaient la plupart de leurs conflits, comme à un arbitre. Il avait même l’indépendance ombrageuse et intraitable. Sous la commune, Pétion exigeant qu’il supprimât d’une comédie un passage malsonnant pour des oreilles républicaines, il répondit : « J’écouterais des conseils, mais non des ordres; je ferais plutôt mille mauvais vers qu’une bassesse. » Une des raisons qui le déterminèrent à s’enfuir dans sa solitude de Passy fut la crainte des relations qui pouvaient entraver la liberté de sa plume. Ces scrupules finirent par dégénérer en sauvagerie, car il fermait sa porte aux visiteurs pour se mettre à l’abri de toute sollicitation, et il ne dînait jamais en ville, de peur de rencontrer parmi les convives un de ses justiciables. Lorsque sa santé ne lui permit plus de fournir le nombre d’articles convenu, il refusa le traitement que la caisse du journal voulait lui servir encore. Après la chute de l’empire, on lui demandait un jour pourquoi il n’écrivait pas contre Napoléon : « C’est, dit-il, parce que je ne l’ai jamais flatté[1]. » Aussi ne pardonna-t-il point à l’abbé de Pradt d’appeler Jupiter-Scapin l’homme dont il avait courtisé la toute-puissance pour devenir archevêque. À cette rude probité s’alliait une discrétion éprouvée. Mme de Genlis ayant riposté vertement à certaines

  1. Il n’est pas de ceux qui adressèrent tour à tour des hommages intéressés à Robespierre, à Bonaparte et aux Bourbons. Il ne loua que le Directoire, mais dans un journal intitule le Menteur.