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épisodes vivement imaginés, plutôt que l’étude de la réalité contemporaine. Lermontof, dans le Héros de notre temps, s’approcha davantage de notre idéal moderne ; son Petchorine personnifia l’âme d’une génération, comme avait fait notre René; mais, comme René, il se borna à exhaler un gémissement, sans daigner étudier le monde qui l’entourait; les trois nouvelles réunies sous le titre que je viens de citer sont peut-être le chef-d’œuvre du romantisme en Russie, mais ce sont de brèves esquisses; le poète, mort à vingt-sept ans, n’eut pas le temps d’en développer les lignes. Gogol vint enfin et appliqua à la société russe ses dons merveilleux d’observation; les Ames mortes sont une sorte d’épopée, d’odyssée tragi-comique; ce livre serait unique, si le Don Quichotte n’existait pas, et je ne doute pas que la postérité ne place l’admirable écrivain tout à côté de Cervantes ; les Ames mortes sont plus qu’un roman, ce n’est pas le roman, c’est-à-dire l’étude d’une passion agissant sur un caractère donné. Bien au-dessous de ces maîtres, je trouve Marlinsky et ses imitateurs, les romanciers ingénus qui eurent le privilège de faire pleurer les jeunes filles russes entre 1830 et 1840 ; il faut toujours que quelqu’un fasse pleurer les jeunes filles, mais le génie n’y est pas nécessaire ; Marlinsky avait pris pour modèles Ducray-Duminil et le vicomte d’Arlincourt; ses inventions sentimentales ne visent pas plus loin; pour les relire aujourd’hui, il faut une fraîcheur d’illusions qu’on ne retrouve plus que dans les cabinets de lecture de Tambof.

Après 1840, la Russie, toujours si désireuse de ne pas retarder sur l’Occident, attendait un George Sand ou un Balzac. Tourguénef se promit d’être l’un et l’autre, et il y réussit, Ivan Serguiévitch assurait qu’il n’aimait pas Balzac : c’est possible, on n’aime pas toujours son maître, mais je réponds qu’il l’avait étudié de près. Le Russe se proposa d’écrire, lui aussi, la comédie humaine de son pays; à cette vaste tâche, il apporta moins de patience, moins d’ensemble et de méthode que le romancier français, mais plus de cœur, plus de foi, et le don du style, l’éloquence pénétrante qui manqua à l’autre. S’il est vrai, en France, qu’aucun historien ne pourra retracer la vie de nos pères sans avoir lu et relu Balzac, cela est encore plus vrai en Russie de Tourguénef ; là-bas, l’histoire contemporaine était muette, et pour cause; quand les historiens de l’avenir voudront faire revivre la Russie de Nicolas et des premières années d’Alexandre II, ils s’arrêteront découragés devant le vide et le silence des documens positifs; mais un témoin les aidera à évoquer les morts, l’auteur qui sut discerner les courans d’idées naissans à cette époque de transition, incarner dans des types abstraits les états d’esprit les plus fréquens chez ses contemporains. Entre