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aucun doute sur le succès. Il en sera cette fois encore comme de tant de bonnes choses dans le monde, qui ont pu être introduites dans le monde par la passion, mais qui ont été acceptées, perfectionnées et maintenues par la raison.

Ne l’oublions pas, tous les progrès de l’intelligence humaine n’ont été obtenus qu’avec peine et en luttant contre le préjugé. Au moyen âge, la culture des sciences passa d’abord pour de la sorcellerie, et plus tard pour de l’athéisme ; au XVIIe siècle, un évêque de l’église anglicane, l’évêque Sprat, écrivait un livre pour démontrer que la méthode expérimentale de Bacon n’était pas contraire à la religion et à l’évangile : voilà pour les sciences. Quant à l’instruction, on a cru d’abord qu’elle n’était bonne que pour les prêtres, et que les seigneurs n’en avaient pas besoin. Quand on vit qu’elle constituait une supériorité, on a pensé qu’il fallait la réserver aux classes élevées ; on a inventé l’argument des déclassés ; aujourd’hui on est obligé d’accepter l’éducation populaire, mais on se rejette sur l’éducation féminine ; ce n’est plus une question de classe, mais de sexe ; c’est un autre ordre de préjugés, mais au fond, c’est toujours le même principe, la difficulté de se plier à des faits nouveaux. Les faits anciens, les faits acquis ne nous causent aucune gêne : nous y sommes accoutumés dès l’enfance ; nous en avons pris le pli comme de nos vêtemens. Les faits nouveaux représentent l’inconnu, et cet inconnu nous fait peur. De là la résistance à tous les progrès. A chaque nouvelle étape, même effroi, même lutte ; ajoutons aussi : même victoire. Les faits nouveaux s’établissent ; ils deviennent des faits anciens ; de nouveaux conservateurs naissent au milieu de ces faits et s’y habituent à leur tour ; et ils s’étonnent quand ils viennent à apprendre qu’ils n’ont pas toujours existé. Voilà l’histoire de la civilisation. Si l’on refuse d’admettre dans le passé le paradoxe de Rousseau qui voit dans la civilisation l’origine de tous les maux, il ne faut pas adopter ce même paradoxe quand il s’agit de l’avenir. Les raisons qui nous font aimer pour nous-mêmes les lumières et les connaissances doivent nous porter à les communiquer sans distinction de classe et de sexe, et, dans la mesure du possible, à tous nos semblables. Après avoir joui des fruits de l’arbre de la science, ne tirons pas l’échelle après nous, même pour le sexe qui, d’après une tradition sacrée, en aurait fait jadis un si mauvais usage. C’est aujourd’hui le libre arbitre et non l’ignorance qui, pour la femme aussi bien que pour l’homme, est le fondement de la dignité et de la personnalité morales.


PAUL JANET.