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elle s’exerce modérément; elle devient même en quelque sorte un progrès si l’équilibre des forces productives entre l’industrie et l’agriculture se trouve maintenu par le développement de l’outillage agricole qui remplace les bras; mais s’il arrive, comme on l’a vu en ces derniers temps, qu’un exhaussement exagéré des salaires industriels provoque dans les campagnes une comparaison trop défavorable pour le travail des champs, s’il en résulte un entraînement vers les villes, l’entrepreneur de culture se résigne à des sacrifices douloureux pour empêcher une désertion totale. En même temps, il s’ingénie à modifier son exploitation et consacre autant que possible les bras qu’il a pu conserver aux labeurs qui comportent le mieux une augmentation de salaires.

L’enquête de 1879 sur la situation de l’agriculture en France est très instructive à ce sujet. Voici en quels termes la Société nationale d’agriculture répond, par l’organe de son secrétaire perpétuel, M. Barral, aux demandes du ministre : « Le nombre des bras disponibles pour les travaux de l’agriculture est devenu généralement insuffisant en même temps que ces travaux en eussent exigé davantage... Les bons tâcherons sont devenus très rares; la qualité du travail semble avoir diminué; les meilleurs ouvriers quittent la campagne pour les villes... Le taux des salaires s’est considérablement accru depuis vingt ans dans la plus grande partie de la France; selon les régions, il est maintenant de 20, de 30, de 50, de 100 pour 100 plus élevé. Le prix de la nourriture et les exigences de l’alimentation ont augmenté encore plus rapidement que les salaires, ce qui accroît considérablement le coût des travaux agricoles. » Ordinairement, le prix commercial d’un produit subit une plus-value proportionnelle à l’augmentation des salaires : il y a dans l’industrie agricole une exception qui domine la règle. La plus étendue et la plus importante de nos cultures, celle des céréales, n’a pas le pouvoir de modifier ses prix à volonté; elle ne comporte que de faibles oscillations, justifiables aux yeux de tous par des accidens de température. Le pain étant la base de l’alimentation, le prix du blé réagit sur toutes les existences. S’il avait été possible aux cultivateurs de pousser au double le prix du pain, comme ils font fait de presque tous les autres alimens, il en serait résulté un tel bouleversement dans les transactions, une telle impossibilité de vivre pour les familles pauvres que ce fait commercial deviendrais un fait politique, une menace révolutionnaire. Aussi voit-on toujours les gouvernemens préoccupés du pain, attentifs à en modérer le prix, résistant à la pression des propriétaires lorsqu’ils demandent des lois protectrices. Les agriculteurs eux-mêmes reconnaissent la limite qu’il ne leur serait pas permis de franchir.