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mot-là, elle allait surexciter l’amour-propre national et vaincre les derniers scrupules de Condé. L’honneur de la France, c’était le noble prétexte qui allait permettre au prince de couvrir son ingratitude envers Elisabeth. Le ressentiment des Anglais pouvait se mesurer à la violence du langage de leur ambassadeur, sir Thomas Smith : faisant allusion à la liaison, si vite nouée, de Condé avec Isabelle de Limeuil, il écrivait au secrétaire d’état Cecil : « Condé est un autre roi de Navarre, il s’est mis à s’affoler des femmes; dans peu de temps il se montrera hostile à Dieu, à nous et à lui-même.» Middlemore, qu’Elisabeth avait envoyé en France pour surveiller de plus près les chefs protestans, et que Condé, fatigué de son espionnage, venait de congédier, n’est pas moins acerbe; dans une lettre à Cecil, il disait : « Le prince a si bien oublié son propre honneur qu’il s’est laissé conduire par Catherine à marcher contre notre reine, et maintenant c’est lui qui a pris à tâche de persuader à ceux de la religion de trouver bon et légitime qu’il aille au Havre, et qui les sollicite à prendre les armes contre sa Majesté. » Une fois devant Le Havre, se remettant de grand cœur à son métier de soldat, Condé ne sort plus de la tranchée. Les Anglais, qu’il avait amenés au cœur de la France, il les voit foudroyés par l’artillerie dont il dirige les coups, décimés par la peste, accepter une humiliante capitulation ; il les voit enfin s’embarquer, sous les yeux brillans d’orgueil de la Florentine. Catherine, cette fois, avait bien mérité de la France, Isabelle de Limeuil avait bien servi Catherine.

Après avoir bravement payé de sa personne, s’être séparé de Coligny et de d’Andelot, après avoir combattu ses anciens alliés, Condé s’attendait à recevoir des mains de la reine mère cette lieutenance-générale du royaume qu’elle avait pu secrètement lui promettre; mais Catherine ne l’entendait pas ainsi; c’eût été partager le pouvoir dont elle était si jalouse. En faisant proclamer par le parlement de Rouen la majorité de Charles IX, qui venait d’entrer dans sa quatorzième année, elle retint dans ses mains et sans partage l’autorité souveraine. Déçu dans son rêve d’ambition, qu’allait faire Condé? Allait-il, comme Coligny, se retirer de la cour et se remettre à la tête du parti protestant? Il n’en eut ni le courage ni la volonté. Prévenus de sa défection par Coligny et se voyant à la veille de perdre le chef qui leur était indispensable, Calvin et Théodore de Bèze lui écrivirent de Genève : « Vous ne doutez pas. Monseigneur, que nous n’aimions votre honneur, comme nous désirons votre salut. Or, nous serions traîtres en vous dissimulant les bruits qui courent. Quand on nous a dit que vous faites l’amour aux dames, cela est pour beaucoup déroger à votre autorité et réputation. Les bonnes gens en seront offensés, les malins en feront leur risée. »