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terrible. C’était la fille d’une paysanne d’Avallon. Sa mère, qui me semble avoir été atteinte d’hystéro-mélancolie avec impulsions irrésistibles, la haïssait et la maltraitait jusqu’aux tortures. Au mois d’août 1842. la fillette, âgée de quatorze ans, alla passer quelques jours à Étrée, comme le Petit Chaperon rouge, chez sa mère-grand, et en revint toute glorieuse avec un beau bonnet et une robe neuve qu’on lui avait donnés. Lorsqu’elle rentra au logis, sa mère l’accueillit par une paire de soufflets, lui arracha son bonnet, sa robe, ferma la porte d’un tour de clé, lui dit : « Je vais te couper le cou, » et se mit à aiguiser un couteau. La petite fille, terrifiée, s’était blottie dans un coin. La mère la prit, lui plaça la tête entre ses genoux et, de la pointe de son couteau, lui vida les yeux comme on vide une noix. Aux cris de l’enfant, des voisins accoururent, enfoncèrent la porte et arrachèrent la pauvre petite à la furie, qui se débattait en criant : « Je veux lui manger le cœur ! » L’instruction révéla des faits de folie tellement évidens qu’une ordonnance de non-lieu à suivre fut rendue contre la mère, qui fut transportée à l’asile des aliénés d’Auxerre, où elle s’étrangla. L’enfant que les coups de couteau avaient aveuglée resta longtemps à l’hôpital ; l’intervention de Dupin, qui fut président de la chambre des députés et de l’assemblée nationale, la fit admettre à l’Institut des jeunes aveugles, à Paris. Elle y resta jusqu’à dix-huit ans, retourna dans son pays, y chercha vainement à gagner sa subsistance et vint raconter son histoire à Anne Bergunion, qui l’accueillit à bras ouverts. La nouvelle pensionnaire était un modèle de résignation ; promptement entraînée par son bon cœur, elle se consacra aux autres et ne tarda pas à devenir sœur Marie-Emilie. Elle mourut jeune ; on a conservé la date de sa mort : 16 septembre 1859. Lorsqu’elle sentit que la vie l’abandonnait, elle réunit la communauté autour d’elle et parla. Avec cette étrange lucidité qui parfois éclate à la dernière heure, elle expliqua le caractère particulier des aveugles, enseigna de quels soins il convient de les entourer, et supplia ses sœurs en religion de se dévouer plus que jamais, plus encore que par le passé, s’il était possible, au soulagement des infirmes qu’elles avaient adoptées. Une vieille religieuse aveugle, qui fut la compagne, l’amie de Marie-Emilie, me raconta cette histoire. Je lui ai demandé : « Avez-vous souvent regretté d’avoir perdu la vue ? » Elle répondit : « Depuis que je suis ici, jamais ! — Alors vous êtes heureuse ? — Très heureuse. » Je me suis rappelé les paroles du chœur dans Œdipe roi : « Quel homme a connu d’autre bonheur que celui de se croire heureux ? »

Dans l’ouvroir, on m’a paru bien silencieux ; je le regrette ; la parole est nécessaire à l’aveugle comme la clarté aux voyans ; pour lui, le silence, c’est la nuit ; le bruit, c’est la lumière. Cela est