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broderie, qui est impossible, et dès qu’une enfant est apte à former des mailles, on lui met le tricot en mains. On leur fait faire très souvent des compositions (ce que le langage pédagogique appelle un style), pour leur apprendre à débrouiller leurs pensées, à les développer et à les rendre avec quelque précision, ce qui est parfois malaisé aux voyans et doit être souvent pénible aux aveugles. J’ai voulu me rendre compte du degré « d’avancement » de la classe des moyennes, où je voyais des fillettes de quatorze à seize ans, et je fis prier les trois « plus fortes » de faire une narration sur un sujet donné : une promenade à la campagne. Le sujet n’était intéressant que, parce qu’il devait être traité par des aveugles et que j’espérais y saisir quelques expressions faisant connaître les sensations spéciales qu’elles éprouvent. Point ; leur instruction est faite par des voyantes, dont elles emploient le langage sans même le modifier selon les exigences de leur infirmité. Les trois « copies, » semblables au fond, peu différentes dans la forme, racontaient une journée de congé passée aux environs de Paris sous la surveillance des Sœurs de Saint-Paul : « C’était par une belle matinée de printemps… C’était par une belle matinée du mois de mai. » On voit le ton général, il ne varie pas ; mais j’ai haussé les épaules avec impatience en lisant : « Quel spectacle charmant s’offre à tous les regards ! Quel merveilleux tableau ! » O rhétorique ! quelle est donc ta puissance ! Cela me fit souvenir que, dans une composition analogue faite par des sourds-muets, on célébrait « la symphonie du chant des oiseaux et le murmure harmonieux des sources cristallines. » Dans le désir de s’approprier des sensations qu’ils ignorent, ces malheureux s’évertuent à reproduire un langage qu’ils ne comprennent pas et fatiguent l’observation la plus attentive.

Cela est remarquable surtout lorsque l’aveugle raconte les rêves de son sommeil. J’avais été frappé de ce fait lorsque j’étudiais l’Institut des jeunes aveugles ; les enfans, les jeunes gens que j’interrogeais me parlaient avec complaisance de ce qu’ils avaient « vu » dans leurs songes ; j’en étais resté dérouté et ne savais trop si le rêve de l’aveugle n’était point semblable au rêve du voyant. L’aveugle qui a vu au-delà de l’âge de raison conserve pendant longtemps des rêves voyans, comme si les images « emmagasinées » se reproduisaient aux heures de la nuit ; peu à peu ces images s’affaiblissent, deviennent sombres, confuses et finissent par disparaître au bout de quinze ou vingt : ans de cécité. Quant à l’aveugle-né, il rêve noir. Je m’en suis assuré à la maison de Saint-Paul ; j’ai longuement et successivement causé avec trois sœurs aveugles, très intelligentes, qui m’ont expliqué que tous les phénomènes de leurs rêves étaient empruntés à l’ouïe, au toucher et ne recevaient rien de la vision.