Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvert la pauvre enfant fermée, elles ont fertilisé ce sol qui paraissait à jamais stérile. On dirait qu’elles se sont efforcées jusqu’au miracle, car, à cette jeune fille qui ne voyait plus, qui n’entendait presque pas, elles ont enseigné la musique. Je me hâte de dire qu’elles étaient aidées par une intelligence exceptionnelle ; on pourrait croire que les sensations anéanties pour toujours se sont résorbées en facultés fécondes où l’esprit, l’imagination, la compréhension trouvent une vigueur peu commune. La volonté d’échapper à l’obscurité de deux infirmités combinées engendrait un besoin de savoir que rien ne parvenait à satisfaire. Semblable aux petits enfans qui écoutent un conte, à tout ce qu’on lui apprenait elle disait : « Encore ! encore ! » A cette heure où l’instruction est terminée pour elle, rien n’apaise cette ardeur de connaître. L’oreille appliquée aux lèvres maternelles, tout le jour, elle entend lire sans se lasser. Son activité cérébrale est extrême ; pour elle nul idéal n’est assez élevé, nulle conception n’est assez haute ; volontiers elle pousserait le cri de Michelet : « Des ailes ! des ailes ! » Dans les sphères lumineuses où plane son esprit, échappe-t-elle à ses propres ténèbres ? Je voudrais le croire et n’ose l’affirmer, car elle aime le sommeil, qui lui rapporte dans les songes le souvenir visible de sa vie d’autrefois. Comme les aveugles qui ont vu pendant longtemps, elle a conservé des rêves voyans qui lui sont chers ; elle l’a dit ; elle a fait mieux que de le dire, elle l’a chanté en strophes qu’il convient de répéter :


Quand le sommeil béni me ramène le rêve,
Ce que mes yeux ont vu jadis, je le revois ;
Lorsque la nuit se fait, c’est mon jour qui se lève,
Et c’est mon tour de vivre alors comme autrefois.
Au lointain du passé le présent qui se mêle
Laisse dans ma pensée une confusion ;
C’est une double vie, étrangement réelle,
C’est une régulière et chère vision.
Êtres mal définis, choses que je devine,
Tout cesse d’être vague et vient se dévoiler ;
C’est la lumière ! C’est la nature divine !
Ce sont des traits chéris que je peux contempler.
Et quand je me réveille encor toute ravie,
Et que je me retrouve en mon obscurité,
Je doute et je confonds le rêve avec la vie.
Mon cauchemar commence à la réalité !