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ceux pour qui la pensée en elle-même n’a aucune valeur, et qui ne voient dans les philosophes diverses que des formes de la lutte sociale et politique. En un mot, dans un temps où l’esprit critique devenait de plus en plus exigeant, c’était travailler à rebours que de résumer la philosophie dans quelques affirmations vagues et toujours les mêmes, sous une ferme qui n’était pas très éloignée de La prédication.

Nous avons vu de nos jours les conséquences de cette erreur de Victor Cousin. On l’a pris au mot ; on n’a plus vu dans sa philosophie que ce qu’il avait voulu y mettre. Le grand rôle initiateur et promoteur par lequel il avait débuté dans la carrière fut oublié, méconnu, comme il l’avait voulu lui-même. Ses livres, sans cesse remaniés et affadis, n’ont plus été connus que par les pâles exemplaires qu’il avait substitués aux fières et énergiques esquisses de sa jeunesse. Il a voulu faire disparaître toutes les traces de haute pensée qui avaient remué ses contemporains, et il y a réussi. Il est la première cause de l’injustice et de l’ingratitude des générations nouvelles ; mais, ce qui est plus grave, c’est que cette erreur n’a pas seulement nui à lui-même, elle a pesé sur son école et sur le fond même de sa philosophie. Tous ceux qui l’ont suivi ont eu à se défendre contre cette accusation d’orthodoxie et de lieu-commun qu’il avait imprudemment attirée contre sa doctrine. Restituer au spiritualisme sa part et sa place dans la libre pensée, le faire rentrer dans le giron de la philosophie au même titre que toute autre doctrine, le délivrer de tout patronage artificiel et de toute complicité réactionnaire, lui ôter l’apparence d’un parti-pris, le réconcilier avec le libre examen de la critique, l’esprit nouveau, telle est l’œuvre ingrate et pénible à laquelle notre illustre maître nous a condamnés et sans laquelle notre philosophie aurait continué d’être considérée comme une ancilla theologiœ. En rompant, pour notre part, avec cette tradition d’orthodoxie réactionnaire, nous avons toujours cru consulter le véritable intérêt de la philosophie spiritualiste, et nous sommes resté fidele à l’esprit même de Cousin, à sa grande époque, lorsqu’il disait : « La philosophie est la lumière des lumières, l’autorité des autorités. »

Au reste, nous sommes loin de penser que le spiritualisme cartésien soit le dernier mot de la pensée humaine ; même remanié à l’aide des idées de Leibniz et de Maine de Biran, il laisse encore bien des questions ouvertes et bien des points obscurs qui nous empêchent d’être complètement satisfait. Nous ne pouvons pas croire que le grand mouvement allemand de Kant à Hegel se soit produit en vain et soit absolument vide de sens ; il serait aussi bien étrange que la prodigieuse revendication qui s’est élevée de toutes parts en Europe au nom de l’expérimentalisme ne fût qu’une