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du tout. Elle ne peut donc pas se faire par parcelles ; et chaque système est un tout, un absolu ; mais c’est un absolu qui a passé par un esprit relatif et individuel ; c’est un absolu connu relativement : c’est l’univers réfléchi par une monade. C’est pourquoi tout système est à la fois vrai et fragile ; vrai, parce qu’il est un reflet de l’absolu ; fragile, parce qu’il n’en est qu’un reflet. Il y a donc, malgré les systèmes et à travers tous les systèmes, une philosophie objective ; mais elle est diffuse, inconsciente, mêlée à des systèmes particuliers et transitoires. Elle est analogue à ce que Hegel appelle l’esprit objectif, par exemple, l’esprit d’une nation, l’esprit d’une époque, qui n’est formulé, ni condensé dans aucun homme en particulier, mais qui n’en est pas moins présent et réel dans tous, et principalement dans les grands hommes. Ainsi de la philosophie : c’est elle qui soutient et anime tous les systèmes ; mais elle les dépasse et les déborde ; elle est plus qu’eux. Les systèmes passent, mais tous laissent quelque chose après eux. Chaque grand système a d’abord son esprit propre qui ne meurt pas avec le système. L’esprit platonicien a survécu au platonisme et vit encore. Quiconque pense à l’idéal et a soif d’idéal est un platonicien. L’esprit stoïcien n’a jamais disparu ; il n’a pas même été définitivement vaincu par l’esprit chrétien. Quiconque croit à la dignité et à l’inviolabilité de la personne humaine, quiconque met la force d’âme au-dessus de tout est un stoïcien. L’esprit chrétien subsiste chez ceux-là mêmes qui croient le plus violemment répudier le, christianisme. Quiconque s’intéresse aux faibles est un chrétien. Ainsi en est-il de l’esprit cartésien, de l’esprit voltairien ; quiconque ne se paie que d’idées claires et distinctes est un disciple de Descartes ; quiconque ne veut être dupe en rien, est un voltairien. Chacune de ces grandes formes de la pensée humaine a subsisté en s’incorporant à la raison commune, laquelle s’est développée en s’assimilant la substance du passé. Voilà pour l’esprit des doctrines ; il en est de même de leur matière. Prenez la théorie des idées de Platon : rien de plus singulier, rien de plus paradoxal, rien de plus éloigné de l’esprit positif de notre siècle. Voici cependant un grand physiologiste, le moins rêveur des hommes, nourri d’études expérimentales, ayant peu de temps à perdre à la lecture des métaphysiciens. Un jour, il veut résumer ses vues sur la vie : quelle formule lui vient à l’esprit ? C’est que la vie est une « idée formatrice. » Ce vieux Platon n’a donc pas tant rêvé, puisque, deux mille ans plus tard, un savant positif ne trouve rien de mieux pour résumer sa propre science que de lui emprunter son vocabulaire. Je prends dans Aristote la distinction de l’acte et de la puissance. Cette distinction est-elle purement logique, ou porte-t-elle sur la nature des choses ? Est-ce une formule qui suffit à tout