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embrasser, à tout expliquer ? Je n’en sais rien ; mais je le demande, est-il possible aujourd’hui à l’esprit humain de penser sans la distinction de la puissance et de l’acte ? Ne voyons-nous pas la science elle-même obligée de se servir de cette formule et distinguer « l’énergie potentielle et l’énergie actuelle ? » On peut disputer sur la limite et l’étendue de la formule ; on ne peut en nier l’utilité et la nécessité. De même la conception des atomes n’est peut-être pas la dernière conception des choses, comme le croient les épicuriens ; elle n’est peut-être pas même la dernière conception de la matière ; néanmoins c’est une conception nécessaire de l’esprit ; et, au moins à titre de représentation provisoire, elle ne peut être éliminée sans dommage ; quelques chimistes mêmes la croient la seule hypothèse qui satisfasse aux phénomènes. Nous pourrions prendre toutes les formules philosophiques : le dualisme de l’étendue et de la pensée dans Descartes, la force dans Leibniz, les antinomies de Kant, le moi qui se pose lui-même de Fichte, toutes ces formules ont une signification sujette à restriction, à limite, à interprétation (c’est le travail de la science), mais une valeur quelconque qui les rend un élément nécessaire de la pensée. On a dit que cette juxtaposition de vérités éparses et hétérogènes n’était autre chose que du scepticisme. Mais était-on sceptique en physique quand on ajoutait les découvertes les unes aux autres sans les pouvoir lier, parce que le moyen de les lier manquait encore ? L’éclectisme n’a jamais dit qu’il n’y aurait plus de système et qu’il n’en fallait plus faire ; et, l’eût-il dit, ce ne serait qu’une exagération semblable à celle de tous les autres philosophes ; mais les systèmes nouveaux eux-mêmes devront s’assimiler tous les élémens du passé. La philosophie ainsi entendue a une tradition, il y a un lien entre les siècles, entre tous les penseurs, même entre les penseurs qui paraissent se combattre le plus : c’est le contraire du scepticisme ; car si l’on soutient qu’il y a une seule et même raison entre les hommes malgré la diversité de leurs jugemens, pourquoi n’y aurait-il pas une même philosophie présente aux philosophies les plus diverses ? Une telle doctrine était nécessaire surtout en France, où l’on a toujours pratiqué en philosophie aussi bien qu’en politique la méthode révolutionnaire.

Cependant cette philosophie qui croyait en finir avec les systèmes se présentait encore comme un système ; et, d’après la loi posée par elle-même, elle dut à son tour se dissoudre et disparaître comme tous les autres ; mais en même temps, et d’après la même loi, elle a dû laisser quelque chose d’elle-même qui est venu accroître le domaine général de l’esprit humain : c’est cet esprit d’intelligence appliqué au passé, cet effort de rapprochement et de conciliation entre les opinions les plus diverses, cette ouverture, cette libéralité