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de pensée qui cherche partout ce qu’il y a de bon et de vrai. Tout cela est resté. La conciliation totale est impossible, car elle ne pourrait se trouver que dans la possession d’une vérité absolue ; mais les emprunts réciproques, le sage emploi de l’héritage du passé, l’habitude de démêler une pensée commune sous des formes plus ou moins discordantes, voilà ce que l’éclectisme a légué à la philosophie ultérieure ; et ce sont là des gains d’une haute valeur. Cette croyance à l’unité de la philosophie n’est sans doute qu’un idéal irréalisable ; mais cet idéal est en même temps un postulat nécessaire, et un acte de foi sans lequel aucune philosophie n’est possible ; et je formulerais volontiers, sur le modèle du critérium de Kant, cette règle fondamentale pour tout philosophe : « Pense de telle manière que chacune de tes pensées puisse devenir un fragment de la philosophie universelle. »

Avons-nous bien résumé la pensée de Victor Cousin ? Pour nous en convaincre, laissons-le parler lui-même. Ce sont les derniers mots qu’il ait prononcés à la Sorbonne ; c’est la fin de sa dernière leçon, celle qui a clos la première partie de sa carrière philosophique lorsque, désintéressé de tout objet pratique, il ne pensait qu’à la vérité pure et à la science absolue : « La philosophie, disait-il, n’est pas telle et telle école, mais le fonds commun et pour ainsi dire l’âme de toutes les écoles. Elle est distincte de tous les systèmes, mais elle est mêlée à chacun d’eux, car elle ne se manifeste, elle ne se développe, elle n’avance que par eux ; son unité est leur variété même, si discordante en apparence, en réalité si profondément harmonique ; son progrès et sa gloire, c’est leur perfectionnement réciproque par leur lutte pacifique… Ce que je professe avant tout, ce n’est pas telle ou telle philosophie, mais la philosophie elle-même ; ce n’est pas l’attachement à tel système, mais l’esprit philosophique supérieur à tous les systèmes. La vraie science de l’historien de la philosophie n’est pas la haine, mais l’amour ; et la mission de la critique n’est pas seulement de signaler les extravagances de la raison humaine, mais de démêler et de dégager du milieu de ces erreurs les vérités qui peuvent et doivent y être mêlées, et par là de relever la raison humaine à ses propres yeux, d’absoudre la philosophie dans le passé, de l’enhardir et de l’éclairer dans l’avenir. » Nous terminerons sur cette belle page, afin de laisser le dernier mot à M. Cousin ; et nous prendrons congé des lecteurs en leur demandant pardon de les avoir retenus si longtemps.


PAUL JANET.