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fidèles à la discipline du parti libéral en mettant au-dessus de tout l’existence du cabinet. Il y a enfin une considération qui a eu sans doute son influence, qui a dominé ces débats, c’est que si le ministère était renversé, il faudrait dissoudre le parlement, recourir à des élections, et aux yeux de bien des hommes prudens, le moment semblait assez mal choisi pour provoquer dans le pays une crise d’agitation électorale pendant laquelle la politique de l’Angleterre resterait pour ainsi dire en suspens.

La vérité est que la situation est devenue assez grave pour qu’il n’y ait plus un instant à perdre ; et le cabinet anglais, averti par les derniers débats du parlement comme par les événemens qui se pressent sur le Haut-Nil, est nécessairement obligé de se décider à une action coordonnée, énergique. Qu’en est-il, en effet ? De toutes ces immenses contrées du Soudan, du Darfour, du Sennaar, qui ont été conquises depuis un demi-siècle par les Égyptiens, qui ont été divisées en trois grands gouvernemens des bords de la Mer-Rouge au fond du désert, la plus grande partie est déjà envahie par l’insurrection des tribus ralliées au drapeau du mahdi ; les lieutenans de celui qu’on appelle encore le faux prophète menacent Khanoum et s’avancent vers la Mer-Rouge, dans ces régions où Hicks-Pacha, Baker-Pacha ont eu leurs sanglans revers. Il ne s’agit plus même de décider l’abandon du Soudan ; il s’agit de savoir comment on pourra quitter ces contrées sans laisser en souffrance la dignité et le prestige des armes anglaises déjà engagées, sans compromettre aussi la sécurité de la Basse-Egypte elle-même. Le cabinet anglais avait mis un moment son espoir dans un commissaire un peu extraordinaire, Gordon-Pacha, qu’il avait envoyé à Khanoum avec la mission de préparer le mieux possible l’évacuation du Soudan ; mais Gordon, qui ne manque pourtant pas de résolution au milieu des périls et qui vient de le prouver dans son voyage à travers le désert infesté de bandes ennemies, Gordon paraît avoir compris sa mission d’une étrange manière. Il s’est prêté à tout ce que la population de Khartoum a voulu ; il a laissé brûler les registres des impôts ; il a publié une proclamation promettant le rétablissement de la liberté du commerce des esclaves. Il a rendu les armes devant l’insurrection, et, avec tout cela, il n’est peut-être pas bien sûr de se tirer d’affaire jusqu’au bout. Le cabinet de Londres avait pris une mesure qui pouvait être plus sérieuse et plus efficace. Il avait envoyé à Souakim, dans la Mer-Rouge, des forces anglaises qui, réunies aux troupes égyptiennes, devaient délivrer quelques-unes des garnisons les plus rapprochées et surtout dégager la place de Tokar, déjà cernée par les soldats du mahdi ; mais les forces anglaises sont arrivées trop tard. Tokar avait déjà capitulé et était entre les mains d’un des lieutenans du mahdi, d’Osman-Digma. Et qu’on remarque bien les terribles con-