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de l’homme n’est pas encore connue, malgré toutes les apparences contraires ; elle est si diverse et si fine qu’elle se dérobe sans cesse aux plus pénétrans regards. Elle offre bien des nuances qui ont échappé, des attitudes, des gestes, des expressions, par exemple, des étonnemens d’enfant, des candeurs de jeune fille, des sérénités, des tristesses que ni peintre, ni poète, ni acteur n’a encore aperçus, ou n’a su saisir. Il y a dans l’humanité des choses ravissantes que le hasard nous fait quelquefois remarquer et qui n’ont été reproduites par aucun art. Sur les fronts humains il a passé bien des nuages ou bien des rayons qui n’ont pas laissé de traces. Il est de divins sourires qui, depuis des siècles, errent sur des lèvres humaines, qui n’ont jamais été surpris au passage par un artiste et qui se sont évanouis ; mais soyez sûr qu’un jour quelqu’un les remarquera et les fixera sur la toile ou dans la poésie. Voilà pourquoi l’art est immortel et peut se renouveler sans cesse. Il a devant lui, sous ses yeux, tous les jours, bien des beautés jusqu’ici invisibles, bien des grâces plus ou moins fuyantes qu’il s’agit de poursuivre et d’atteindre. C’est la précision de l’art qui réserve aux siècles futurs ces surprises et ces délices.

Si nous ne craignions de trop peser sur notre sujet, nous pourrions montrer que notre loi s’applique même aux produits de l’industrie. La langue des simples ouvriers nous fournirait des métaphores expressives et lumineuses. Dans la sculpture des meubles, par exemple, qu’appelle-t-on « une exécution lâchée, une facture molle ? » Dans l’industrie du vêtement, qu’est-ce que « la confection ? » Tout cela signifie un manque de justesse exacte. C’est pourquoi les produits de ces industries peu rigoureuses excitent le dédain et coûtent peu, ne coûtant que ce qu’ils valent. En tout, c’est l’exactitude qu’on honore et qui se paie. Dans l’industrie, comme dans les arts, c’est la précision qui fait la valeur et donne du prix.

Pour revenir à la littérature, de nos jours aucun auteur qui se respecte n’oserait plus écrire, comme Thomas ou ses successeurs, avec une si majestueuse incurie. Nous exigeons aujourd’hui l’exactitude, non-seulement dans la critique, où nous sommes devenus très méticuleux, mais encore dans les œuvres d’imagination, où nous ne demandons le plus souvent, il est vrai, que l’exactitude matérielle et pittoresque. Dans ces sortes de descriptions ou plutôt de peintures, on est même arrivé à un relief surprenant et, à force de tourmenter la langue, on a su en faire la rivale des arts plastiques. Je ne crois pas qu’en aucun temps il y ait eu un si grand nombre d’écrivains sachant donner aux objets dépeints l’apparence de la réalité même. C’est là ce que le public aime et, naturellement,