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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/42

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prolongea ainsi, avec ces alternatives de succès et de revers partiels, toute la journée : elle fut très sanglante et coûta surtout la vie à beaucoup d’officiers du premier rang, qui s’efforçaient de maintenir ou de ramener leur troupe ébranlée. Les héritiers des noms les plus illustres de France, Harcourt, Gontaut, Rochechouart, Sabran, figurèrent parmi les morts et les blessés, et, dans le nombre, on remarquait le jeune comte de Boufflers, âgé de dix ans et demi, qui tomba frappé d’un boulet et supporta, avant de mourir, l’amputation d’une jambe avec un courage plus que viril. Du côté des Anglais, le duc de Cumberland, frère du roi, fut emmené grièvement blessé du champ de bataille. Au tomber du jour, Noailles mit un terme au combat en faisant repasser toutes ses troupes sur la gauche du Mein[1].

Était-ce vraiment là une défaite ? On pouvait raisonnablement en douter. Car si le terrain restait à l’ennemi, et si George se vantait d’avoir pu souper sur le champ de bataille, il n’en fut pas moins très pressé de le quitter, craignant de retomber de nouveau dans le piège dont il était sorti par miracle ; de sorte qu’on eut le spectacle singulier d’un vainqueur qui battait en retraite, tandis que le vaincu rentrait paisiblement dans ses positions et même reprenait le lendemain possession de celles que son adversaire avait évacuées. Le roi d’Angleterre avait même si grande hâte de se trouver hors de toute atteinte qu’il donna l’ordre de laisser les blessés et les malades en arrière, et lord Stairs les recommanda par une lettre pressante à la générosité du maréchal de Noailles. Après tout, Noailles pouvait se dire que son but était atteint, puisque l’armée pragmatique n’avait pas pénétré dans la Bavière, dont il était chargé de leur interdire l’entrée. Aussi, dans son premier bulletin envoyé à Paris le lendemain (bien que ne déguisant nullement la vérité, puisqu’il parlait avec une juste sévérité de la mollesse de ses troupes, principalement des gardes-françaises), il ne se plaignait que du demi-succès de la journée. Des lettres privées, arrivées en même temps, parlaient presque d’une victoire, et on illumina dans quelques quartiers de Paris.

Mais tout dut changer de face naturellement aux yeux de Noailles lui-même quand l’évacuation de la Bavière par le maréchal de Broglie lui fut connue et que, par là, disparaissait le seul résultat qu’il pût se flatter d’avoir obtenu. La seconde nouvelle suivit de près la

  1. Voir le détail de cette journée dans la dépêche du maréchal de Noailles au roi du 28 juin 1743 (Ministère de la guerre), et dans le récit fait par M. Camille Rousset, t. I, introduction, p. 60, 66. Voir aussi Frédéric, Histoire de mon temps, et Voltaire, Siècle de Louis XIV. — L’incident relatif au roi d’Angleterre est tiré des dépêches de Valori, 13 juillet 1743, à qui le roi de Prusse l’avait raconté en plaisantant durement sur le compte de son oncle.