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ne saura où elle va et ne pourra se mettre en correspondance avec elle. Par le fait, elle rompt avec son passé et pénètre dans une vie nouvelle.

Les situations qu’on leur procure ainsi sont nécessairement inégales et correspondent à leurs aptitudes que l’on a étudiées avec sagacité ; les unes sont bonnes à tout faire avec un petit gage et beaucoup de fatigue, mais elles ont le pain du jour, le repos de la nuit et le sécurité de l’avenir ; d’autres sont femmes de chambre, ouvrières dans un atelier de couture, blanchisseuses dans une blanchisserie, filles de cuisine, quelquefois cuisinières, et, — je dois le dire, — institutrices. Oui, des jeunes filles qui ont fait des études sérieuses, qui ont franchi lestement le pas des examens, qui ont en poche le « brevet » du second et du premier degré peuvent, sans avoir une défaillance à se reprocher, en arriver à un tel degré de dénûment, qu’elles sont heureuses de trouver abri à la maison d’Auteuil. La moitié des institutrices aptes à faire une éducation ou à diriger les classes d’une école battent le pavé, frappent vainement de porte en porte, sont rebutées, tombent dans la misère ou, pour vivre, dans la dépravation. La mode s’y est mise dans le monde ouvrier, qui se grise de rhétorique, a horreur de l’outil et s’imagine qu’un diplôme timbré et paraphé assure l’existence. Le résultat était facile à prévoir : la jeune fille ne sait aucun état d’où elle peut tirer sa subsistance; elle est institutrice, c’est vrai, mais, le moindre grain de mil ferait mieux son affaire, car elle ne peut utiliser sa science acquise; elle n’en vit pas, elle en meurt; les notions historiques ne donnent pas de pain, et la solution des problèmes de géométrie ne paie pas le loyer. On m’a affirmé, — et je répète sans avoir vérifié, — qu’aujourd’hui 3,000 institutrices, munies de brevet, avaient adressé à la préfecture de la Seine des demandes qui restent forcément sans réponse. Que sera-ce donc, lorsque les lycées de filles auront versé leurs produits dans la population ? J’ai posé la question à un moraliste qui m’a répondu : « Ça relèvera le niveau intellectuel des filles entretenues. »

Les pensionnaires de l’Hospitalité du travail qui sont placées par les soins de la supérieure et par les femmes de bien, protectrices de l’œuvre, sont de deux catégories : les unes, que la misère, la misère seule, a réduites en cet état déplorable, sont sauvées dès qu’elles trouvent le pain, l’abri, la besogne et le gain assuré. Les autres qui ont des tares dans leur vie, qui ont fait l’expérience des mauvais chemins où mène l’abandon de soi-même, et qui, dans la maison d’Auteuil, ont été astreintes à une sorte de retraite dont le calme les a peut-être pénétrées, les vicieuses, en un mot, sont-elles relevées? Sans exagération, on peut répondre oui, pour la presque