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V.

L’application du calcul aux décisions judiciaires est, dit Stuart Mill, le scandale des mathématiques. L’accusation est injuste. On peut peser du cuivre et le donner pour or, la balance reste sans reproche. Dans leurs travaux sur la théorie des jugemens, Condorcet, Laplace et Poisson n’ont pesé que du cuivre.

La réunion, quelle qu’elle soit, qui peut juger bien ou mal, est remplacée dans leurs études par des urnes où l’on puise des boules blanches ou noires. « On peut, dans plusieurs cas, — a dit Laplace, le plus grand des trois, le moins imprudent, et incomparable aux deux autres, — résoudre des questions qui ont beaucoup d’analogie avec les questions qu’on se propose, et dont les solutions peuvent être regardées comme des approximations propres à nous guider et à nous garantir des erreurs et des dangers auxquels les mauvais raisonnemens nous exposent. Une approximation bien conduite est toujours préférable aux raisonnemens les plus spécieux. »

Rien n’est plus sage : les bonnes approximations valent mieux que les mauvais raisonnemens; mais il n’y a, malgré cela, moyen ni apparence de les réduire en acte pour rendre la justice meilleure que les juges. On peut assurément supposer le nombre des boules noires égal à celui des jugemens mal rendus, les deux problèmes n’en restent pas moins fort différens, et pour tout dire, sans analogie.

Un juge, Supposons-le, se trompe une fois sur dix. Condorcet et Poisson l’assimilent à une urne contenant neuf boules blanches et une noire. Le sort des accusés resterait-il le même?

Sur mille épreuves, la boule noire sortira cent fois, tout comme, sur mille jugemens, cent seront mal rendus. Les nombres se ressemblent, tout le reste diffère. Quand un juge se trompe, c’est que le cas sans doute est complexe et ardu. On condamne à coup sûr le coupable qui avoue, on acquitte en hésitant celui que l’on n’a pu convaincre ; les cent boules noires de l’urne se montreront le même nombre de fois, mais tout autrement. Condorcet répondrait peut-être que pour la société, qui seule l’intéresse, le dommage et l’alarme resteraient les mêmes et qu’ils dépendent du nombre des crimes impunis et des innocens déclarés coupables. Mais une autre objection est sans réplique : l’indépendance des tirages est supposée ; les urnes, dans les calculs, échappent à toute influence commune. Les