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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/797

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distraction. Tantôt nous cherchons un divertissement à tout prix, tantôt une émotion violente et malsaine. Le grand Opéra, avec son public d’abonnés de toutes les nations, devient un salon du high life d’Europe et d’Amérique où l’on cause plus que l’on n’écoute. Mais le public des Concerts populaires peut s’appeler véritablement un public de dimanche. Il vient chercher là une édification, un confort pour l’âme, un air meilleur. Dans cette masse humaine compacte, vous trouverez de ces faces songeuses, poètes inconnus de la foule et peut-être d’eux-mêmes qui s’abandonnent ici à leur rêve. Vous y trouverez des âmes pieuses et inquiètes, fatiguées de leur église étroite et avides de communiquer avec l’humanité vivante. Vous y verrez des penseurs las de leur pensée qui retrouvent dans cette foule vibrante une sorte d’émotion religieuse et qui demandent aux accens de la grande musique un souffle de l’au-delà perdu. Généralement c’est dans la foule que l’homme se sent le plus seul. Ici, dans le recueillement profond de chacun au dedans de lui-même, il se produit comme une communication instantanée et mystérieuse de chacun avec tous.

Il m’est arrivé plus d’une fois d’observer ce singulier phénomène au Cirque d’Hiver. Un jour, c’était par une sombre après-midi de février, on jouait l’andante con moto de la Symphonie en ut mineur. Au thème d’une mâle tristesse, attaqué par les violoncelles, répond une courte phrase des instrumens à vent qui descend comme une larme céleste sur la souffrance humaine. Tout le morceau se compose de questions et de réponses, d’une alternative d’abattement et d’énergie renaissante, de sombre rêverie et d’espérance impétueuse, qui en fait une sorte de lutte entre la douleur et la puissance consolatrice et lui prête l’intérêt palpitant d’une psychologie notée. Vers la fin, la mélodie tourne au mineur, se brise dans une sorte de clair-obscur et semble vouloir s’éteindre dans une palpitation mourante, lorsque tout d’un coup, après un rebondissement des instrumens à cordes, elle s’élance à l’octave et entraîne tout l’orchestre dans un chant de triomphe. À ce moment, un rayon de soleil perçant les hautes fenêtres glissa dans la salle et se joua avec toutes les couleurs du prisme dans les lustres suspendus sur cet entonnoir de cinq mille têtes. Un frémissement léger fit le tour de l’amphithéâtre. Il semblait réellement que, dans cette minute, le rêve du maître, la vision d’une sorte de Prométhée consolé par les pleurs d’un ange-femme, d’un génie de lumière, se fût réalisé pour cette foule.

Exprimer le monde intérieur, donner au sentiment l’intensité d’une apparition, rendre visible l’invisible, voilà le triomphe de la musique instrumentale.