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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/839

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été prises pour qu’à la fin de l’année la circulation métallique se réduisît à des pièces de 10 sols et de 5 sols. Ces violences étant inefficaces, il avait fallu réduire des 4/9 la valeur qu’on avait arbitrairement attribuée aux actions et de moitié la valeur des billets dont le roi était garant ; ces réductions avaient été aussitôt révoquées; mais cette révocation n’avait pu rétablir la confiance. Tous les intérêts matériels avaient été atteints ; toutes les classes de la société avaient été frappées; le trouble des esprits répondait au trouble des fortunes.

Deux contemporains, placés dans des situations sociales différentes, mais tous deux d’un esprit supérieur, sont d’accord pour s’étonner que la tranquillité publique et l’existence même du gouvernement n’aient pas été compromises. — Le duc de Saint-Simon, membre du conseil de régence, qui était l’ami du duc d’Orléans et qui n’était pas l’ennemi de Law, écrit : « Aussi fut-ce un prodige, plutôt qu’un effort de gouvernement et de conduite, que des ordonnances si terriblement nouvelles n’aient pas produit, non-seulement les révolutions les plus tristes et les plus entières, mais qu’il n’en ait pas seulement été question, et que tant de millions de gens, ou absolument ruinés, ou mourant de faim et des derniers besoins auprès de leur bien, et sans moyens aucuns pour leur subsistance et leur vie journalière, il ne soit sorti que des plaintes et des gémissemens. » Duclos, homme de lettres, membre de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions, et qui a mérité que Louis XV dît de ses Considérations sur les mœurs : « C’est l’ouvrage d’un honnête homme, » est plus vif : « Jamais gouvernement plus capricieux, jamais despotisme plus frénétique, ne se virent sous un régent moins terme. Le plus inconcevable des prodiges pour ceux qui ont été témoins de ce temps, et qui le regardent aujourd’hui comme un rêve, c’est qu’il n’en soit pas résulté une révolution subite; que le régent et Law n’aient pas péri tragiquement. Ils étoient en horreur, mais on se bornoit à des murmures : un désespoir sombre et timide, une consternation stupide, avoient saisi tous les esprits ; les cœurs étoient trop avilis pour être capables de crimes courageux. On n’entendoit parler à la fois que d’honnêtes familles ruinées, de misères secrètes, de fortunes odieuses, de grands méprisables, de plaisirs insensés et de luxe scandaleux. » Duclos, dont le caractère honorable ne peut être mis en doute, se laisse entraîner jusqu’à conseiller le crime : on sent dans ses paroles e souffle révolutionnaire qui cependant ne devait agiter la France que plus tard[1].

  1. L’abbé Millot, dans ses Mémoires rédigés d’après les papiers du duc de Noailles, est plus conservateur; mais il exprime le même sentiment. « 1720. C’est alors que le royaume fut abîmé dans un gouffre épouvantable : les opérations violentes, les lois injustes, le bouleversement des familles, le chaos des finances, tout semblait annoncer les plus funestes catastrophes : cependant la régence ne fut pas ébranlée. » (Mémoires, édition Poujoulat, p. 279.)