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découragemens, à notre lassitude d’être et d’agir. — Quatre siècles ont achevé l’œuvre entreprise par Colomb et ses premiers imitateurs. D’efforts en efforts, la soif de connaître et déposséder a mené les navigateurs jusqu’au dernier récif de corail qui blanchit dans le Pacifique ; la conquête du globe est accomplie ; l’homme de nos jours le tient tout entier dans sa main, ce globe emprisonné dans un réseau de routes rapides, ceint d’un fil qui fait circuler en quelques secondes, tout autour des larges flancs de la planète, la pensée d’un inconnu. Le travailleur s’est acquitté de la tâche magnifique désignée au labeur des ancêtres ; il est maître de son domaine, il finit de l’asservir à l’aide des grandes lois de la nature dont il a capté le secret. Que va faire ce roi heureux et tout-puissant ? Regardez au centre même de sa puissance : il fléchit sous un découragement moral sans précédent dans l’histoire, il s’abat dans un nihilisme amer. Interrogez ses politiques, ses philosophes, ses lettrés ; les plus accrédités sont consentans sur un point, l’épuisement des idées, l’inutilité d’agir, l’abdication de la volonté humaine devant la fatalité des choses et l’omnipotence des faits. Comme les peuples de l’an mille, nous semblons attendre, sans espoir, la dissolution d’un univers fini ; et quand nous nous laissons distraire un instant à la lecture d’un livre du XVIe siècle, nous trouvons tous le même cri : « Heureux les hommes d’alors qui savaient croire, aimer, agir, vivre en un mot ! » Est-ce donc qu’il n’y a plus rien à faire ici-bas et que le laboureur est au bout de son sillon ? S’il en était ainsi, notre accablement serait justifié.

Durant ces mêmes années où l’on découvrait les Indes, un artiste, un découvreur de mondes, lui aussi, était enfermé à Rome, dans la Sixtine. Il s’ingéniait à peindre sur l’étroite voûte de la chapelle tout le poème de la destinée humaine ; il voulait en donner le sens et le secret dans la figure du premier homme. Jusqu’à Michel-Ange, les peintres qui retraçaient la création d’Adam représentaient un joli adolescent, niaisement heureux dans de riants jardins, où un bon vieillard guidait ses pas. Le pinceau du grand philosophe balaya cette fantasmagorie et trouva la vérité : qui ne se rappelle l’admirable tableau et n’a mieux compris sa propre vie en le contemplant ? Jehovah, fuyant dans le ciel, jette sur une lande déserte un homme dans la vigueur de l’âge, nu, triste et fort ; devant ce banni, une haute et sombre montagne se dresse ; le geste du Créateur dit à sa créature : « Gravis ! » Au premier regard, on se sent pris de pitié pour ce condamné, de colère contre le décret divin ; mais, pour peu qu’on réfléchisse, on pénètre la miséricorde de ce décret ; l’Adam de la Sixtine, tombé du ciel, n’oublie son infortune qu’en gravissant la montagne qui le rapproche de son lieu