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gine. Le labeur qu’il y faut le distrait, partant le console ; l’orgueil de chaque degré vaincu, la beauté de chaque horizon découvert rendront à ce voyageur chagrin la confiance en lui-même et la joie. Si jamais il parvenait au but de son effort, au sommet de la montagne, alors commencerait son véritable malheur.

Par bonheur, la montagne ne sera jamais gravie. Lors même qu’il n’y aurait plus rien à conquérir dans l’univers visible, l’infini du monde intellectuel nous resterait encore. Un poète russe l’a dit en beaux vers : « De même que l’Océan enveloppe le globe terrestre, la vie terrestre est tout enveloppée de songes ; vienne la nuit, et le flot bat le rivage de ses vagues sonores ; sa voix nous harcèle et nous sollicite… » Ce ne sont pas seulement des songes, mais des idées et des vérités cachées qui forment cette atmosphère morale épandue autour de nous comme les eaux profondes autour de la terre. C’est peu d’avoir assujetti les océans ; il reste à explorer bien des pays d’idées, de ceux où l’on voyage par la pensée. Il n’est pas téméraire de supposer que beaucoup de nos certitudes philosophiques, politiques et sociales sont aussi enfantines, aussi absurdes que l’étaient les certitudes cosmographiques du moyen âge. Voilà l’Amérique proposée aux audacieux de notre temps ; ce ne seront pas les périls et les disgrâces qui leur manqueront ; le bienfait et la gloire des découvertes ne seront pas moindres. L’inquiétude féconde qui tourmentait le XVIe siècle, qui l’a conduit de révélations en révélations, de Colomb, l’inquiet d’un monde, à Galilée, l’inquiet d’un ciel, cette même inquiétude nous tourmente ; faute d’aliment, faute d’idéal, elle se ronge et s’aigrit en nous. La science a clairement établi plusieurs des lois immuables qui régissent les esprits et les choses ; nous nous prosternons anéantis devant ce mécanisme de l’univers, et, comme nous croyons le voir tout entier, nous nous croisons les mains de désespoir sous la force de ces roues de fer qui nous broient. Notre lâcheté vient de notre orgueil. Nous ne voyons pas tout. Les surprises de la vie nous enseignent chaque jour que nous ignorons encore un grand nombre de ces lois ; l’intervention de celles que nous ignorons dans celles que nous connaissons, voilà la part du miracle, la chance et le recours qui ne nous sont pas interdits. Et comme les horizons reculent à mesure que l’homme s’élève dans la connaissance, il ne s’agit que de reporter plus arrière, plus haut, cette Loi suprême, initiatrice des autres, à laquelle croyaient nos pères, cette volonté secourable qui nous permet, tout débiles que nous sommes, de lutter contre l’aveugle fatalité. Qui croit à cette assistance supérieure peut « discuter avec les faits » » et « faire plier les circonstances, » n’en déplaise aux axiomes contraires, lieux-communs du découragement général. Dans la certitude de sa haute