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Elle parut l’être entre Rome et Carthage. Cependant cette reine de la Méditerranée n’avait pu venir à bout de Syracuse ; et son empire, allongé sur un littoral immense, sans profondeur, facile à couper en mille points, était une domination mal faite, très difficile à défendre, parce qu’aux divisions des partis dans la cité s’ajoutait la haine des sujets dans les provinces. Quelle différence avec Rome, où toutes les classes étaient alors unies dans une même pensée ; qui avait transformé en alliés ceux qu’elle avait vaincus et qui, placée au centre de son territoire, était couverte par plusieurs lignes concentriques de forteresses que gardaient ses colons en armes ! Si, par une pointe téméraire, l’ennemi pénétrait jusqu’en vue de ses murs, c’était sans déterminer une seule défection ; au milieu de ce cercle redoutable, Pyrrhus, Annibal lui-même ne tinrent que l’espace occupé par leur camp ; encore fallait-il quitter en toute hâte ce camp d’un jour avant de l’avoir achevé. La force de Rome était dans la construction géographique de son empire, dans la politique libérale qu’elle avait suivie, une fois l’œuvre de la guerre achevée, et dans les liens étroits qui réunissaient toutes les parties de l’état : masse homogène, difficile à rompre, et dont le choc finissait par briser tout ce qui osait se heurter contre elle.

Grâce au fils d’Hamilcar, Carthage se crut un moment victorieuse, et il n’est pas dans l’histoire de spectacle plus dramatique que ce duel entre un grand homme et un grand peuple. La ténacité romaine triompha du génie d’Annibal. Carthage, ville de marchands, sans art, sans littérature, prenant aux peuples leurs richesses et ne leur donnant rien, ne pouvait avec ses mercenaires, qui servaient pour de l’or, l’emporter sur ces armées de citoyens qui se battaient pour la patrie et pour eux-mêmes. Devons-nous le regretter ? Carthage détruite, il y eut un comptoir de moins dans le monde ; Rome abattue, c’eût été l’héritage de la Grèce délaissé, la seconde civilisation classique perdue et l’Occident abandonné pour de longs siècles à la barbarie.

Après les guerres puniques, la conquête de la Grèce et d’une portion de l’Asie ne fut qu’un jeu, car la Grèce n’avait plus d’hommes et l’Asie n’avait que des multitudes. Il suffit à Rome de toucher du doigt ces monarchies vermoulues pour les faire crouler ; encore y employa-t-elle une politique perfide et rusée qui n’allait pas à sa force et dont elle n’avait pas besoin. La Macédoine seule, derrière ses montagnes, fit une sérieuse résistance : la patrie d’Alexandre tomba avec honneur à Pydna, et le sort de Persée, celui de Jugurtha, l’insolence des triomphes, 150,000 Epirotes vendus comme esclaves, firent trembler les rois sur leurs trônes, les peuples derrière les murs de leurs cités. Si Mithridate ébranla un moment la domination des Romains en Asie