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d’amertume à joindre aux anciennes rancunes. Alphonse II n’était point absolument un méchant homme ; il nous représente plutôt l’abrégé d’une période pleine de contrastes où l’esprit de culture, avec la lance d’or de saint Michel archange, n’a point encore tué chez « le prince » la bête féroce du moyen âge ; il a du Borgia, mais il a aussi ce que les Borgia n’avaient point, la conscience de ses devoirs de souverain, le sens du beau, de la mesure dans le luxe et la tyrannie, bref, cette perception esthétique qui distingue le prince de 1580 de celui de 1480. — Tenu au courant par ses espions des fréquens colloques du cardinal avec Tasse, le duc Alphonse crut voir là quelque sourde machination contre ses états ; il profita de l’absence du poète pour forcer son secrétaire, cherchant si dans sa correspondance ne se trouveraient pas des lettres des Médicis, — odieuse perquisition souvent funeste à l’imprudent qui s’y livre : tout au plus soupçonnait-on une anguille sous roche, et c’est une couvée de scorpions qu’on découvre. Des lettres, il y en avait bon nombre dans ces tiroirs, mais ce n’étaient point celles que cherchait Alphonse ; rien de Bianca Capello, ni de François, ni du cardinal Ferdinand ; en revanche, des envois de fleurs, des nœuds de rubans aux chiffres des deux princesses sœurs du duc de Ferrare, des tresses de cheveux, tantôt blondes comme les blés, tantôt sombres comme l’ébène, les blondes fixées par des épingles de perles à de mélancoliques billets doux signés Éléonore, la Diane sentimentale des longs rêves d’Endymion ; les brunes, attachées par un rubis à des messages enflammés signés Lucrezia. O ces poètes ! on les plaint ; comme si des millions d’individus dont personne ne s’occupe n’avaient pas soutien des mêmes disgrâces sans avoir eu comme eux l’énorme compensation de ce que leur rapporta ce génie cause de leurs misères !

Celui-là, par exemple, les deux sœurs se le disputaient. Jeune, beau, la barbe et les cheveux d’un noir de jais, les yeux bleus et brillans d’un vif éclat tempéré de rêverie, un sourire pâle sur les lèvres, toujours sévèrement vêtu de noir, il avait, dès son apparition à Ferrare, charmé toutes les femmes. Bientôt donna Leonora et donna Lucrezia firent de lui leur cavalier et, grâce aux privilèges que la muse concède, une familiarité toute mythologique s’établit entre le poète et les deux déesses. La platonicienne Éléonore était l’idéal inabordable, et pourtant, « que ne peut l’amour ? Icare et Phaéton, je le sais, ont porté la peine de leur égarement, mais Endymion trouva Diane moins cruelle. » L’autre sœur, mariée au duc d’Urbin, qui ne l’aimait pas. fut, paraît-il, un moment, la réalité. Même après qu’elle eut quitté Ferrare pour sa principauté, les lettres d’Éléonore la tenaient sous le charme ; elle rêvait non pas seulement du Virgile de l’Italie moderne, mais aussi du galant vainqueur qui venait de se signaler par ses prouesses à Venise, où le duc Alphonse l’avait