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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/35

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sa capitale après avoir de sa propre main délivré son royaume de l’invasion et vu fuir l’étranger devant ses yeux, quelle n’eût pas été sur son passage l’ivresse de l’enthousiasme populaire ? Qui sait quelle trace une telle journée eût pu laisser dans l’esprit du fils de tant de rois en qui les instincts héréditaires d’une grande race n’étaient pas encore complètement étouffés ? La France eût été fière de son libérateur, qui eût peut-être tenu à rester digne d’elle. Quand un homme a mérité une fois sa propre estime et celle du monde, il lui en coûte d’y renoncer et il lui est aisé de n’en pas déchoir. Combien de destinées et de renommées ont dépendu ainsi d’une occasion saisie ou manquée ! Celle qui s’offrit alors à Louis XV ne se retrouva plus. Quand il revint à la vie, la gloire qu’il croyait tenir s’était échappée ; sa nature molle, fatiguée d’un effort inutile, s’affaissa sur elle-même et ne chercha plus que le plaisir et le repos.

Et pourtant ce ne fut pas encore là le plus grand mal. La conséquence vraiment déplorable de ces scènes douloureuses, ce fut le parti qu’en sut tirer une secte déjà puissante pour décréditer, aux yeux d’une génération travaillée par le doute, l’église et la religion qui avaient été contraintes d’y figurer avec un lugubre éclat.

J’ai dit, à la vérité, et tous les récits le constatent, que le public fut unanime, au premier moment, pour admirer l’humilité de la pénitence du roi et l’austérité courageuse du prélat qui l’assista. Mais telle est la mobilité de l’opinion française qu’il suffit de quelques jours et de la connaissance plus exacte de quelques détails pour la retourner bientôt en sens contraire. Ce furent d’abord des plaintes timides qui s’élevèrent en faveur de Mme de Châteauroux : une femme belle et malheureuse trouve toujours quelque part des cœurs compatissans. Puis le clergé fit la faute de triompher trop bruyamment de la victoire remportée par un prélat sur la conscience d’un roi. Il n’en fallut pas davantage pour inquiéter la susceptibilité des meilleurs catholiques, très facilement alarmés, dans l’ancienne France, de tout ce qui ressemblait à un empiétement de l’autorité ecclésiastique sur les droits et la dignité royale. « On regarde, disait déjà à la fin d’août le chroniqueur Barbier dans son Journal, la conduite de M. l’évêque de Soissons comme la plus belle chose du monde ; moi je la trouve légère et trop satisfaisante pour l’autorité ecclésiastique sur les princes, dans un moment critique… Il faut respecter la dignité d’un roi et le faire mourir avec religion, mais avec dignité et majesté. » Ce sentiment ne. tarda pas à être répandu dans tout le monde parlementaire, avocats et magistrats, défenseurs jaloux de toutes les prérogatives royales, dont