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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/521

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qui a pris une part honorable à la lutte ne lui inspire même aucune présomption, ce dont on doit lui savoir d’autant plus de gré qu’on ne trouve pas toujours les mêmes sentimens chez ses compatriotes. On peut, on doit différer quelquefois d’opinion avec le baron de Goltz, — nous le croyons du moins, — mais il ne faut point le faire sans s’étayer de solides raisons, car lui-même ne néglige jamais d’en donner à l’appui de ce qu’il avance.


I

La mode veut aujourd’hui que l’on ait des armées immenses. Le nombre des troupes, qui a toujours été regardé comme un puissant élément de succès, semble désormais le seul dont il faille se préoccuper. Cela a été érigé en principe, et la passion populaire en a déjà poussé les conséquences bien au-delà de ce que voudrait la saine raison. L’erreur que l’on commet n’a pas échappé à M. le baron de Goltz. « Un jour peut-être, dit-il, un nouvel Alexandre surgira, qui, à la tête d’une petite troupe d’hommes parfaitement armés et exercés, poussera devant lui des masses énervées qui, dans leur tendance à toujours s’accroître, auront franchi les limites prescrites par la logique et qui, ayant perdu toute valeur, se seront transformées, comme les Pavillons-Verts de la Chine, en une innombrable et inoffensive cohue de bourgeois boutiquiers. » Ce n’est pas là la boutade d’un humoriste ; ce n’est pas non plus une phrase prophétique, une vue lumineuse de l’avenir ; c’est une appréciation tout actuelle, fondée sur les enseignemens de l’histoire. La recherche de l’énorme n’a jamais réussi. Les aspirations et les tentatives qui dépassent la mesure des forces humaines ne peuvent aboutir qu’à des déceptions. Depuis les temps de Xerxès jusqu’à nos jours, les armées trop considérables ont toujours été détruites par des troupes bien moins nombreuses, mais très exercées et aguerries par une longue habitude du service militaire. Cela est arrivé aux bandes indisciplinées des Teutons et des Cimbres, anéanties par les vieux soldats de Marius, comme à la fameuse Armada de Philippe II, vaincue par l’escadre légère de Drake ; et les Gaulois, malgré leur bouillante valeur, n’ont pas plus résisté à la savante tactique de César que les nations de l’Amérique à celle des compagnons de Cortez et de Pizarre.

La constance de ces échecs prouve assez qu’ils ne résultent pas de l’occasion et du hasard, mais de causes générales que l’esprit peut aisément saisir. Le désordre s’introduit d’autant plus facilement dans une masse d’hommes qu’elle est plus nombreuse ; une foule, arrachée subitement à des occupations pacifiques, ne