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Mennais ne l’avait pas affrontée seul. Si l’âge et le prestige de la renommée lai en donnèrent l’initiative, il en partagea l’honneur avec des hommes plus jeunes et plus fidèles à leur commune mission, avec d’illustres jeunes gens que l’on devait à tort appeler ses disciples, mais qui, en fait, furent plutôt ses associés et ses compagnons d’armes. Les deux plus célèbres, Lacordaire et Montalembert, alors âgés le premier de vingt-huit ans, le second de vingt ans, étaient jusque-là demeurés également étrangers aux travaux et aux vues de l’auteur de l’Essai sur l’indifférence. Ils n’appartenaient ni l’un ni l’autre à ce qu’on nommait alors l’école menai-sienne. Ils n’étaient pas, comme leurs aînés Gerbet ou Salinis, par exemple, des élèves du maître, des adeptes de sa brillante et irrationnelle philosophie[1]. Lacordaire et Montalembert étaient venus à La Mennais, des deux pôles opposés de la société française, lorsque, changeant presque subitement de front, le grand polémiste prit pour mot d’ordre : Dieu et liberté[2]. Tous deux, attirés par ce double cri qui répondait aux secrets besoins de leurs âmes ardentes, étaient accourus au prêtre breton pour l’aider dans une œuvre que, sans lui, ils eussent tôt ou tard entreprise seuls et que seuls ils allaient bientôt reprendre sans lui.

Quelle était, en 1830, la nouveauté de l’enseignement de l’Avenir ? C’est que, dans la société moderne, l’église ne peut plus revendiquer la liberté à titre de privilège, au nom de ses traditions et de sa mission divine, mais seulement comme sa part dans le patrimoine commun des libertés publiques. Cette vue, alors aussi hardie que profonde, le philosophe théocrate de l’Essai sur l’indifférence, dont les principes semblaient aboutir à la servitude, la devait moins à l’une de ces sourdes évolutions intérieures dont il était coutumier qu’aux suggestions du dehors, au spectacle offert par la France et par l’Europe de 1830.

Tandis qu’en France les colères populaires, déchaînées contre l’église, obligeaient le clergé des grandes villes à renoncer au costume ecclésiastique, des pays voisins, la Belgique et l’Irlande, fournissaient en quelque sorte la contre-épreuve de ce qui se passait chez nous, montrant quelles peuvent être la puissance de l’église et la popularité du clergé, là où, loin de paraître inféodés au pouvoir, ils font cause commune avec le peuple et avec la liberté.

Cette double leçon, donnée bruyamment par les faits, La Mennais et ses amis en tirèrent dès le premier jour toutes les conséquences,

  1. Lacordaire écrivait le 7 juin 1825 : « Je n’aime ni le système de M. de La Mennais, que je crois faux, ni ses opinions politiques, que je trouve exagérées. » (Voy. le Père Lacordaire, par Montalembert, p. 12.)
  2. Épigraphe de l’Avenir.