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est un barbare ; et un barbare né pour commander à ses pareils, comme tel leude du sixième siècle ou tel baron du dixième. Un colosse à tête de « Tartare » couturée de petite vérole, d’une laideur tragique et terrible ; un masque convulsé de « bouledogue » grondant[1], de petits yeux enfoncés sous les énormes plis d’un front menaçant qui remue, une voix tonnante, des gestes de combattant, une surabondance et un bouillonnement de sang, de colère et d’énergie, les débordemens d’une force qui semble illimitée comme celles de la nature, une déclamation effrénée, pareille aux mugissemens d’un taureau, et dont les éclats portent à travers les fenêtres fermées jusqu’à cinquante pas dans la rue, des images démesurées, une emphase sincère, des tressaillemens et des cris d’indignation, de vengeance, de patriotisme, capables de réveiller les instincts féroces dans l’âme la plus pacifique[2] et les instincts généreux dans l’âme la plus abrutie, des jurons et des gros mots[3], un cynisme, non pas monotone et voulu comme celui d’Hébert, mais jaillissant, spontané et de source vive, des crudités énormes et dignes de Rabelais, un fond de sensualité joviale et de bonhomie gouailleuse, des façons cordiales et familières, un ton de franchise et de camaraderie, bref le dedans et les dehors les plus propres à capter la confiance et les sympathies d’une plèbe gauloise et parisienne, tout concourt à composer « sa popularité infuse et pratique », et à faire de lui « un grand seigneur de la sans-culotterie[4]. » — Avec de telles dispositions pour jouer un rôle, on est bien tenté de le jouer, sitôt que le théâtre s’ouvre, quel que soit le théâtre, interlope et fangeux, quels que soient les acteurs, polissons, chenapans et filles perdues ; quel que soit le rôle, ignoble, meurtrier et finalement mortel pour celui qui le prendra. — Pour résister à la

  1. Expressions de Garat et de Rœderer. — Larevellière-Lépeaux l’appelle le Cyclope.
  2. Mot de Fauchet : « le Pluton de l’éloquence. »
  3. Riouffe, Mémoires sur les prisons. En prison, « toutes ses phrases étaient entremêlées de juremens et d’expressions ordurières. »
  4. Mots de Fabre d’Églantine et de Garat. — Beugnot, très bon observateur, a bien vu Danton (Mémoires, I, 249 à 352). — M. Dufort de Cheverny ; (Mémoires manuscrits publiés par M. Robert de Crèvecœur) ; après l’exécution de Babeuf, en 1797, eut l’occasion d’entendre dans une auberge, entre Vendôme et Blois, la conversation de Samson, le bourreau, et d’un commissaire des guerres. Samson raconta les derniers momens de Danton et de Fabre d’Églantine. En chemin, Danton demanda s’il était permis de chanter : « Il n’y a pas de défense, dit Samson. — C’est bien, tâchez de retenir ce couplet que je viens de faire. » — Et il chanta sur un air à la mode :
    Nous sommes menés au trépas
    Par quantité de scélérats :
    C’est ce qui nous désole.
    Mais bientôt le moment viendra.
    Où chacun d’eux y passera :
    C’est ce qui nous console.