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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/694

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questions étaient résolues, tous les procès vidés. « L’enfance de l’âme, d’où jaillit éternellement quelque chose de nouveau, manque complètement ici. » Il n’aimait pas non plus qu’on portât la raideur militaire et une morgue gourmée dans les rapports de la vie journalière comme dans l’exercice des fonctions publiques. « Dans cette grande ville, qui s’est formée par la soudure d’élémens hétérogènes, les hommes restent étrangers les uns aux autres. On n’a ni le temps ni le goût d’entrer dans les sentimens de son prochain ; la dura nécessitas a créé la vie, tout doit être conquis et conservé avec effort, les hommes ne sont que des idées, des fonctions ou des catégories. C’est une vie de camp, où notre cordialité méridionale se sent fort déplacée. »

Il faisait de son mieux pour s’acclimater à Berlin, pour y retrouver une patrie ; après neuf ans de séjour, il désespérait d’y réussir. Aussi attendait-il avec impatience le retour de l’été, qui lui permettait de se retremper dans l’air natal : « L’autre jour, j’ai aperçu une vache, et j’ai failli m’élancer hors de la voiture… Je veux employer toute cette saison à prendre des bains d’air, à me faire griller par le soleil. » Chaque année, il éprouvait la même ivresse à se promener dans son cher Midi, à voir l’alouette se bercer dans le vent et pointer vers le ciel, à entendre le cri de la caille dans les blés, à respirer l’odeur de la résine. « Lorsque j’ai revu ce matin les premières montagnes, il me sembla que la terre se dressait pour venir à ma rencontre. Oui, je suis un vrai montagnard, je le sens jusque dans les profondeurs de mon âme… Depuis hier, j’ai ressenti la vie des bois et le frémissement intérieur de toute chose avec une intensité d’émotion que je ne connaissais pas encore. Il me semble que je viens de naître, et tous les événemens de ma vie se sont évanouis comme un songe. Quelles délices d’être seul dans la forêt ! Tout oublier et se sentir exister ! Je pourrais envoyer jusque dans ta maison et dans ton cœur tout le souffle de la campagne. » Ce sentiment, qui était chez lui aussi sincère que les joies de la vanité, a été l’âme de son talent.

Comme il était l’homme des illusions et des chimères, il se figurait parfois que la solitude était son élément, qu’il était fait pour y vivre, pour y savourer le bonheur. Il se fût écrié volontiers avec l’auteur de l’Imitation : « Entrez dans votre cellule et bannissez-en le bruit du monde. Vous y trouverez ce que vous perdez au dehors. La cellule qu’on quitte peu devient aimable ; si vous êtes fidèle à la garder, elle vous sera une amie chère et la plus douce des consolations. » Mais à peine avait-il passé quelques semaines dans les bois, la démangeaison du départ le prenait ; il bouclait ses malles, il retournait bien vite et de son plein gré dans ce Berlin qu’il avait maudit, où il ne parvenait pas à s’acclimater. Les affaires, les nécessités de la vie l’y rappelaient ; mais quand il eût pu se dispenser d’y retourner, il y