Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait retourné malgré tout, car quoi qu’il en pensât, le bruit du monde lui était cher. Les cailles et les alouettes savaient des chansons qui le ravissaient, mais elles ne savaient pas son nom et elles refusaient de l’apprendre. Il lui tardait de se retrouver dans un endroit où l’on rencontre des gens à qui l’on peut parler longuement de Berthold Auerbach. Par malheur, on ne lui en parlait pas autant qu’il l’aurait voulu, et de dépit il recommençait à soupirer après la solitude. Il était de ces hommes qui ne peuvent se plaire tout à fait dans le monde parce qu’ils lui demandent plus qu’il ne peut donner, et qui pourtant ne sauraient se passer de lui. Jusqu’à la fin, il s’est mêlé des regrets à ses plaisirs, des inquiétudes à son bonheur.

Auerbach appartenait en politique au parti humanitaire et progressiste. C’était un homme de 48, et il n’a jamais renié ses principes, qui à vrai dire ne le gênaient pas. Il aimait à pérorer, il parlait avec emphase, avec feu ; il avait l’éloquence des nerfs. Il reprochait à ses auditeurs « de ne chercher dans ses discours, où brûlaient toutes les flammes de son âme, qu’un amusement pour leur esprit, un chatouillement pour leurs oreilles, nicht mehr als Ohrenkitzel. » — « Il y a des momens, disait-il, où mon indomptable nature de missionnaire éclate comme un volcan. Je serais heureux de mourir pour mes croyances, le martyre me serait une volupté. » C’est une volupté qu’il s’est toujours refusée. Il se pliait aux circonstances, il se prêtait aux accommodemens, il adorait le succès. Passe encore s’il eût acquiescé en silence ; il est permis d’être inconséquent, à la condition d’être modeste. Mais il était persuadé que l’Allemagne et le monde tenaient à connaître son opinion sur toutes les questions du jour, et il lançait de Berlin ou d’ailleurs de solennels manifestes, qui ne faisaient pas tout le bruit qu’il espérait. Il s’étonnait que sa parole se perdît dans le vide. Il avait beau prêter l’oreille, l’écho ne répondait pas.

Il ne pouvait se dissimuler que le nouvel empire germanique ressemblait bien peu à l’Allemagne parlementaire et libérale qu’il avait rêvée. A la veille de chacune des crises qu’a traversées son pays dans ces vingt dernières années, il s’est répandu en doléances, après quoi il se résignait tout doucement au fait accompli. Il commençait par la protestation, puis il passait à l’étonnement, et l’étonnement faisait place à l’admiration, à l’extase. Alors il accordait sa lyre et célébrait l’événement qu’il avait condamné. Il se croyait un prophète, il n’était qu’une trompette, mais il n’en sentait pas la différence. Il avait toujours soutenu comme une maxime indubitable que les abus de la force sont impies, que les souverains et les hommes d’état n’ont pas le droit de traiter les peuples comme des troupeaux, de disposer de leur destinée contre leur gré. Quand on régla le sort des Alsaciens-Lorrains sans les consulter, plusieurs de ses amis politiques, les Jacobi, les Carl