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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/778

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et où habitaient aussi plusieurs oncles Carlyle. Toute la famille, qui était nombreuse, appartenait au peuple et en avait la rudesse. Beaucoup étaient cultivateurs, quelques-uns artisans, tous étaient paysans, non pas seulement par l’habit et la manière de vivre, mais par l’esprit et le caractère ; et Thomas, malgré son génie, devait être le plus paysan de tous, le plus dur, le plus « muré » aux émotions douces. La nature, au surplus, l’avait destiné à être excessif en tout. A peine sorti des langes, il n’y eut pas à s’y méprendre, il était Carlyle jusqu’à la moelle des os : violent à voir rouge, selon l’expression populaire, sombre, autoritaire, un caractère tout en pointes, en tranchans et en angles. En grandissant, il prit encore de son père la disposition taciturne et les bourrasques de métaphores. Il avait même ajouté à ce fonds déjà si riche de défauts un ragoût d’égoïsme et d’entêtement qui achevaient d’en faire un vrai porc-épic. Sous cette écorce peu aimable, les dons les plus hauts et les plus nobles de l’intelligence s’appuyaient sur un substratum de droiture, de délicatesse morale et même de générosité que Jane Welsh saura parfaitement démêler, malheureusement pour elle, car c’est ce qui lui donnera confiance.

Il avait commencé ses études à l’école d’Ecclefechau, avec les autres va-nu-pieds du village, et les avait terminées à l’université d’Edimbourg, où il avait retrouvé un certain nombre de campagnards comme lui, point fortunés et peu dégrossis. Il était de tradition en Écosse, parmi le peuple, de s’imposer des sacrifices pour procurer de l’instruction au plus intelligent des fils.

On s’y prenait avec la simplicité et la bonhomie du vieux temps. Les écoliers partaient à l’entrée de l’hiver à pied, quelle que fût la distance et en demandant chaque soir l’hospitalité. Arrivés dans la ville d’université, ils louaient un logement qui était à peu près leur seule dépense. Le voiturier leur apportait de temps à autre une provision de pommes de terre, de gruau d’avoine et de beurre salé envoyée par la famille ; il remportait le linge sale et les hardes à raccommoder, et ainsi passait l’hiver. Le printemps dispersait la colonie des campagnards. Ils retournaient chez eux et reprenaient la pioche et la faux pour gagner l’huile de lampe et les livres de l’hiver suivant. De nos jours, on ne croirait pas qu’avec un système semblable il fût possible d’apprendre seulement à lire la lettre moulée. Les têtes étaient apparemment moins dures il y a cent ans, et l’on devenait bon médecin ou bon théologien en étant valet de ferme six mois sur douze. L’Écosse n’était pas d’ailleurs le seul pays où, dès avant le progrès moderne, il fût aisé à un rustre intelligent de pousser ses études. La très petite bourgeoisie française d’avant la révolution ne s’y prenait pas autrement que les cultivateurs écossais