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le monde moral ne sont jamais complètement exactes. Dans ce dernier ordre, le temps finit toujours par avoir raison des résistances. Tout cède aux inévitables influences qu’il amène et qui pénètrent d’une manière insensible. Il y a d’ailleurs des époques où il agit révolutionnairement. On en est frappé aujourd’hui à la vue d’une province dont les campagnes répugnaient à la lecture et à l’écriture et qui commence à être envahie par les journaux, d’une province où la routine traita plus d’une fois les chemins vicinaux comme des innovations téméraires, et où tout à coup le paysan, éveillé de sa léthargie, a vu passer à travers ses campagnes solitaires la locomotive filant à toute vapeur, — seul genre de merveilleux qui pût l’étonner, et dont rien, dans ses conceptions les plus fantastiques, ne lui avait encore donné l’idée ! On peut dire que tout a marché aussi plus vite depuis lors. Non pas que les changemens moraux et matériels règlent jamais leur rapidité sur la vapeur, mais l’état a cessé d’être stationnaire ; l’ère de transition, déjà commencée, s’est accusée de plus en plus. C’est là même, nous devons le dire, ce qui fait l’intérêt et parfois la difficulté d’une telle étude. Tantôt elle oppose le passé et le présent, tantôt elle les rapproche. Lorsqu’il s’agit des faits économiques qui affectent la condition agricole, ils se prêtent à l’observation avec des signes extérieurs qui s’imposent ; s’il s’agit des faits de l’ordre intellectuel et moral, la tâche est moins aisée, l’observateur est tenu de voir avec ses yeux, d’apprécier avec son jugement ; il doit s’appliquer à discerner des nuances par elles-mêmes plus délicates ; ajoutez que le modèle qu’il s’efforce d’étudier pour le reproduire se modifie plus d’une fois pendant que le regard s’y attache.

Voyons d’abord comment ces populations, si longtemps confinées dans l’isolement intellectuel, sont en train de se transformer à ce point de vue, en quoi elles tiennent encore au passé et en quoi elles s’en séparent.


I. — CARACTÈRES INTELLECTUELS ; CE QUI RESTE DE LA POESIE ET DES LÉGENDES ANCIENNES DANS LES CAMPAGNES.

Intellectuellement le paysan breton le moins cultivé apparaît sous la forme d’un certain type qu’il reproduit plus ou moins, tant il est connu et classique pour ainsi dire. On est frappé par ses côtés religieux, superstitieux, idéalistes, par son attachement tenace à ses idées. Il porte en lui un monde de souvenirs, de rêves, de légendes dont on ne le sépare pas, et on a raison de ne pas l’en séparer, même aujourd’hui, malgré l’effacement ou le mélange qui a pu se faire et qui se fait tous les jours ; Maintenant encore, ce rude paysan