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astres jumeaux; » nous demandons seulement qu’on ne traite pas d’astres jumeaux Shakspeare et M. Lacroix.

Supposons pourtant que cette traduction, ainsi que plusieurs le prétendent, soit un chef-d’œuvre, au moins le chef-d’œuvre du genre. Supposons que M. Paul Mounet, en restant lui-même, ait la diction aussi claire que M. Coquelin; supposons que Mlle Tessandier, sans métamorphose, articule aussi purement que Mlle Reichenberg, Macbeth produirait-il sur nous l’extraordinaire effet que le nom de Shakspeare fait espérer? J’en doute, et je dirai pourquoi. Puissè-je décharger de quelques remords les comédiens et le traducteur, sans blasphémer le poète ni nous calomnier nous-mêmes! Ce n’est pas son art que je veux accuser, et ce n’est pas notre public; mais le rapport de l’un à l’autre.

Le théâtre anglais, au temps de Shakspeare, était dans la première enfonce, comme le nôtre, au temps de Ducis, était dans la seconde. Mettre tout en action ou tout en récits, l’un n’est guère plus raisonnable que l’autre ; l’un est naïf et l’autre est sot. De ces deux procédés, on sait quel est celui de Shakspeare : tout ce qu’il imagine, ou peu s’en faut, il le jette sur les planches, Qu’on ne dise pas que c’est par système ou par impatience de génie, parce que l’auteur a choisi ce genre ou parce que ses idées, à peine conçues, ont hâte de se réaliser : à ce compte, pourquoi les victoires de Macbeth sur Macdonald et les Norvégiens ne sont-elles pas représentées, au premier acte, comme sa défaite au dernier? Pourquoi ce sergent de Marathon, qui raconte les deux batailles, et non ces batailles elles-mêmes agitées sous nos yeux? Si Shakspeare transporte sur la scène presque tous les incidens de sa fable, c’est que cette manière est la plus simple et celle qui se présente naturellement à l’esprit. Mais son public, aussi bien que son art, est tout neuf; il ne se lasse pas de voyager à la suite des héros, et, lorsqu’il s’est déplacé par la pensée, il n’examine pas si c’était pour peu de chose ou pour beaucoup; il prend un plaisir extrême à tout voir de ses yeux. Sommes-nous disposés de même sorte? Une récente expérience prouve le contraire. On nous montre à la Porte-Saint-Martin le meurtre du fils de Macduff; le spectacle de ce crime nous intéresse à peine. A l’Odéon, ce tableau est retranché : le récit du massacre fait par Lenox, entendu par Macduff. touche tous les cœurs. Ce messager, qui semble échappé de la tragédie antique, ce père qui l’écoute, ou plutôt l’émotion de l’un et de l’autre. voilà ce qui nous émeut; c’est peut-être, du drame entier, le seul trait qui porte aussi loin.

Ajoutez que, du temps de Shakspeare, ainsi que l’a fort bien dit M. Taine, « c’est l’imagination du public qui est le machiniste. » Ainsi, par une complaisance naturelle et sans fatigue, elle suit partout et rapidement les personnages; à leur suite, elle se dupe elle-même. A