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ses jambes amaigries, un mauvais gonflement pareil à la boursouflure d’un mort.


VII.

Presque aussitôt après l’avoir couchée dans la terre, il avait fallu repartir, s’éloigner encore pour des années da pays breton, où elle venait à peine de s’endormir sous sa croix grise.

Alors il était devenu un de ces hommes durs qui roulent la mer sans but dans la vie et sans aucun désir de retour nulle part. Son commandement et son coup de sifflet avaient pris un son nouveau, qui était bref et sombre. Nuit et jour, il n’était occupé que de voiles ou de cordages, et menait rudement ses gabiers, sans un mot de contentement quand ils avaient bien fait. Jamais il ne chantait le soir, et il veillait constamment, sans faiblir.

De Hong-Kong, une fois, il avait envoyé une forte somme d’argent à cette même femme qui jadis gardait sa fille ; c’était pour acheter à perpétuité ce petit morceau du sol breton où on l’avait mise, et y faire placer une pierre recouverte de marbre. Une lettre donnait à ce sujet ses instructions compliquées, longuement conçues pendant les veilles de la mer.

Cette femme, quand il revint à Brest, était devenue une pauvresse imbécile qui ne se souvenait plus d’avoir rien reçu ; s’étant mise tout à coup à boire, elle avait dépensé cela dans des cabarets, avec des amis... Et lui, pendant cinq années de voyages et d’aventures, sous le grand soleil dévorateur, lui, n’avait pas eu d’autre préoccupation intime, pendant ses heures de quart, pendant ses nuits d’insomnie, que de conserver inviolable cette sépulture de jeune fille, qui était là-bas sous le ciel brumeux de Bretagne.

Vite il courut à sa petite tombe : la terre y était retournée de frais, et on y avait planté une croix neuve portant le nom d’un vieillard inconnu. Sur les marches de l’ossuaire, parmi d’autres débris lamentables de vases et de fleurs, il revit le dernier cadeau qu’il avait fait à son enfant mort : une couronne de perles, avec une inscription au milieu et une pensée...

Allons, c’était fini; on l’avait mêlée aux autres...

Et, à la nuit tombante, il s’en revint seul de ce cimetière.


VIII.

— Des années, encore des années, avaient passé là-dessus. Ses campagnes, ses fatigues, ses nuits de veille, de souffrance ou de plaisir, avaient continué de s’accumuler les unes par-dessus les