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ce pays au bassin du Dnièpre par Poltava. Avec les chemins de fer, la betterave a introduit les machines agricoles et la culture intensive ; les propriétaires outillés pour les grands travaux ont fait bénéficier de leur outillage les cultures de céréales, ils ont changé l’assolement patriarcal du vieux temps. Autant de causes qui ont amené une hausse rapide dans les prix de la terre. A l’époque de l’émancipation, il y a vingt ans, l’hectare dans les Terres-Noires valait en moyenne 30 roubles, ce fut le taux officiel adopté pour les répartitions ; aujourd’hui, l’hectare se vend facilement 150 roubles. Bien que la valeur du soi ait quintuplé et que l’accise sur le sucre se relève graduellement, les gains réalisés par les fabriques durant quelques bonnes années ont été prodigieux. On a vu s’improviser d’énormes fortunes ; à Soumt, M. K.., le nabab des sucres, possède onze fabriques et en tire plusieurs millions de roubles de revenu ; c’était, soit dit à son honneur, un simple manouvrier. On devine toute la conséquence de ce fait social, la création d’une classe nouvelle de propriétaires entre les seigneurs et les paysans.

Ces derniers n’échappent pas à la transformation générale. Les fabriques assurent aux villages qui les entourent du travail toute l’année, des salaires rémunérateurs. Voilà le paysan plus riche ; il ne connaît que deux emplois de son argent, il n’a que deux passions : la terre et l’eau-de-vie. Les fous, — ce sont encore les plus nombreux, — boivent double, boivent triple. Les sages achètent de la terre, et il y a de plus en plus des sages. On peut prévoir le moment on, par un mouvement lent et irrésistible, le sol aura passé des mains de la petite noblesse, grevée d’hypothèques, aux mains des anciens serfs. Les banques de crédit agricole, qu’on vient de fonder, précipiteront ce mouvement. Elles ne fonctionnent encore que dans dix-huit gouvernemens, et celui de Kharkof n’est pas du nombre ; mais je trouve dans le compte-rendu de leurs opérations, publié le 1er octobre dernier, de curieuses indications pour les deux autres gouvernemens de la Petite-Russie, Kief et Poltava, identiques à celui de Kharkof par le caractère de la population, la qualité du sol, les cultures de céréales et de betteraves. Sur les 855 prêts consentis aux paysans et employés par eux en achats de terre, 730 ont été faits à des communautés rurales, 125 à des individus isolés. Dans ce dernier chiffre, Kief et Poltava figurent pour 101 prêts, tous les autres gouvernemens ensemble pour 24 seulement. Si les chiffres prouvent quelque chose, il faut bien conclure de ceux-ci que le sentiment personnel se développe chez le Petit-Russien avec la richesse et le progrès agricole ; le paysan de cette région tend à briser le vieux moule de la propriété collective pour accéder à la propriété individuelle. Tant que le monde