Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/554

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sera le monde, en Russie comme en France, comme en Chine, à mesure que l’homme deviendra plus laborieux et plus riche, il voudra posséder en propre au lieu de posséder en commun. Je le regrette pour mes amis les économistes slaves, si fiers de leur commune rurale, et pour d’autres amis d’Occident, qui voient dans cette forme patriarcale un remède possible à quelques-uns de nos maux. On ne pourra donc jamais construire une petite théorie sociale sans que les faits, ces fâcheux, viennent se jeter à la traverse !

Les paysans de la contrée ne sont pas seuls à profiter de la bonne aubaine : des bandes de travailleurs viennent de Koursk ou de Tchernigof pour se louer aux fabriques ; parfois ce sont des villages entiers qui se déplacent ainsi, avec la mobilité et l’instinct d’émigration propres à ce peuple ; ces Russes, — comme nos Petits-Russiens appellent les gens du Nord, — sont organisés en artels, en associations fraternelles. Sur les chantiers des chemins de fer, chaque province envoie son corps de métier, Koursk les charpentiers, Smolensk les terrassiers. De tous ces remous d’hommes qui se mêlent, qui pénètrent les couches rurales jusqu’à présent si tranquilles, il se dégage bien des choses douteuses ; des besoins se créent, des curiosités s’éveillent, des idées nouvelles s’insinuent et vagabondent ; comme partout, la fabrique augmente l’aisance et diminue la moralité des populations. Les attentats contre les personnes et les propriétés, jadis presque inconnus dans ces campagnes, se font d’année en année plus fréquens. Il n’y a pas longtemps encore, les routes russes étaient plus sûres que les rues de bien de villes françaises. Cet âge d’or est passé ; au cours de l’été, on a compté plusieurs meurtres dans le district que j’habite. On ne les apprend pas toujours, les choses de la vie russe sont si mystérieuses et si vagues !

Un jour de cet été, je suivais la route qui mène de Lébédine au chemin de fer, à travers les grandes plaines de blé. On avait levé la moisson et l’on achevait déjà les nouveaux labours sur la bonne terre, pleine de vie, jamais lasse. Tant qu’on en voyait sous le ciel, elle apparaissait la même, vide, noire, luisante, ridée par les sillons égaux. Et ainsi durant des verstes et des verstes, et pas un être humain sur la route, pas un bruit, le silence de la nuit à midi. C’était un midi d’août, accablant de chaleur : de la chaleur visible, qui fumait sur les sillons, de la lumière tremblante et prisonnière, cherchant à remonter. Cette palpitation de feu sur la crête des labours, cela semblait vraiment l’haleine de cette terre nue, remuée jusqu’au cœur, pâmée sous la furieuse amour de ce soleil qui courait là-haut, triomphant d’épancher tant de vie. En l’absence des hommes, dans