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Briantzefka.

Depuis vingt-quatre heures, nous roulons droit au sud. Nous avons traversé de nuit Kharkof, la grande ville industrielle qui tend à devenir la capitale de la Russie méridionale. A Lozovo, nous quittons la ligne de Crimée, laissant dans le train les heureux mortels qui vont chercher le soleil sur ce délicieux coin de terre, la Corniche russe. On sent le voisinage du Levant à la bigarrure des voyageurs ; aux portières, des fez apparaissent sur des têtes grecques, turques, arméniennes ; les mots de la langue grecque se mêlent aux dialectes slaves ; des juifs karaïtes circulent, affairés, avec les longues boucles en tire-bouchons battant sur les tempes, et ce regard magnétique qui semble toujours solliciter des métaux invisibles ; un pèlerin, en partance pour les lieux-saints, recueille les aumônes dans la tirelire de zinc vert attachée sur son ventre, et où l’on peut lire une inscription racontant son pieux dessein. On se prépare ici à recevoir en grande pompe le corps du général Totleben, qui doit passer sous trois jours ; l’illustre soldat est mort à Vilna ; une fois de plus, comme il y a trente ans, il va traverser toute la Russie pour rejoindre Sébastopol ; il retrouvera son armée dans le glorieux cimetière des « cent mille, » il y reposera côte à côte avec ses compagnons d’alors, Gortchakof, Kornilof Nakhimof. Il faut relire le beau livre de M. Camille Rousset pour savoir ce qu’ont été ces gens de cœur, et le merveilleux fait d’armes auxquels ils attachèrent leurs noms. Un Français n’est pas embarrassé pour les louer : quand la fortune se décida enfin, on avait depuis longtemps fait partage à deux de l’honneur ; plus que tout autre, un Français doit saluer au passage ce grand mort, dont l’impérissable gloire se confond dans le lointain avec celle acquise à lutter contre lui.

A partir de Lozovo, nous suivons la ligne qui descend vers le sud-est à Marioupol, sur la mer d’Azof ; nous entrons bientôt dans le réseau de la compagnie minière du Donetz. Quand le jour se lève, nous sommes dans les steppes du gouvernement d’Ekatérinoslaf. Le pays est tout différent de celui que nous avons laissé hier au soir dans’ le gouvernement de Kharkof ; adieu les riches cultures, les collines boisées, les prairies vertes au bord des rivières attardées dans les grands marais ! Voici la vraie steppe, plate, crayeuse, aux tons uniformément roux ; les jachères alternent avec les vaines pâtures d’herbes sèches ; presque jamais d’arbres ; de loin en loin, quelques maigres bouleaux, semant leurs dernières feuilles dans le lit d’un torrent à sec. En revanche, de la pierre,