Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/579

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays, on a pu le voir et je le répète pour ceux à qui cela suffit, ce pays a un avenir incalculable, ses richesses se développent, le progrès le transforme à vue d’œil, les bienfaits de la civilisation… Enfin, vous savez bien, tous les vains mots qui nous endorment de leur bruit creux et ne contentent ni le cœur ni la raison. Je cherche la réalité sous ces phrases consenties par notre ignorance ou notre lassitude. Ce mineur accroupi dans son obscure prison, qui gagne un peu plus d’argent, boit un peu plus d’eau-de-vie, sait peut-être assembler quelques lettres, je ne puis croire qu’il soit plus heureux, au sens total du mot, que n’étaient ses pères les Cosaques, vivant d’instinct, sans besoins, sans joug. Non, il n’est pas plus heureux, mais il est plus grand, parce qu’il a sur la matière de plus fortes prises ; en dépit des rêveurs, l’ordre du monde ne semble pas institué pour l’accroissement du bonheur humain, mais pour la grandeur humaine, ce qui est bien différent. Développer plus de vie avec plus de peine, c’est notre loi, ce qui distingue l’homme de l’enfant, le civilisé du sauvage. Notre sensibilité peut maudire cette loi, notre orgueil peut s’en contenter.

Est-ce à dire qu’il faille accepter comme une fatalité inexorable tous les esclavages liés à cette grandeur ? Il est permis d’entrevoir dans l’avenir deux remèdes, l’un d’ordre scientifique, l’autre d’ordre spirituel. Si les souffrances du travail, vieilles comme le monde, nous paraissent plus aiguës qu’à nos devanciers, c’est que le travail subit de nos jours, dans ses procédés, la plus formidable évolution dont l’histoire fasse mention, et cela sans avoir trouvé son instrument définitif. Nous avons transformé l’outillage industriel, nous ne possédons pas encore son véritable moteur, et la machine nous écrase de ses brutales exigences. Notre siècle s’appellera le siècle du charbon ; ses successeurs l’apercevront sur les pages de l’histoire comme une tache noire, ils plaindront leurs ancêtres ensevelis dans les mines. Le siècle prochain, le siècle de l’électricité, appliquera l’outillage préparé par nous avec moins de peine pour les hommes, il les tirera des entrailles de la terre et les fera travailler au soleil. Il n’y a pas d’utopie, je crois, à dire ce que tout le monde pressent ; il suffit aujourd’hui de quelques légers perfectionnemens de détail, d’un dernier effort de la science, facile après tant d’autres, pour que l’électricité détrône la vapeur dans tous les services de l’industrie. Tant que nous devrons chercher en bas la force qui est en haut, vous pouvez combiner à votre guise les lois et les réformes sociales, vous aurez toujours des esclaves, les tristes prisonniers du charbon, rivés à un labeur qui semble fait pour les criminels ; s’ils se reposent une nuit, le monde s’arrête, privé de l’aliment qui le sustente. Je respecte tous ceux qui