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d’ordinaire comme l’objet de l’exécration des vaincus ; c’est une bien grande erreur, au moins pour ce qui concerne l’Occident. Elle a su, en quelques années, s’y faire pardonner sa conquête. Il est remarquable que ceux qui l’ont le plus aimée dans la suite, qui l’ont servie avec le plus de zèle, célébrée avec le plus d’affection, ne lui appartenaient pas par la naissance et descendaient des peuples qu’elle avait si rudement soumis. Virgile fut donc un patriote avant presque d’être un citoyen ; seulement son patriotisme ne ressemble pas tout à fait à celui des vieux Romains de la république : ceux-là ne voyaient que Rome, et la grande ville était tout pour eux. Virgile aussi l’admire beaucoup, mais il ne la sépare pas de l’Italie. La patrie n’est pas pour lui tout entière dans l’enceinte de Servius ; elle comprend toute la contrée que renferment les Alpes et la mer. Ce grand pays, qu’il avait connu si malheureux pendant les guerres civiles, qu’il voyait si riche et si florissant sous la domination d’Auguste, il lui était très tendrement attaché[1]. Il l’avait déjà chanté en vers admirables dans ses Géorgiques :


Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus,
Magna virum !


Lorsque plus tard, répondant au vœu de l’empereur et au désir de tous les Romains, il prit la résolution d’écrire son épopée, il entendait bien associer toute l’Italie à la gloire dont il voulait couronner Rome. C’est avec cette pensée qu’il se mit à l’œuvre, mais il ne put la réaliser entièrement que dans les six derniers livres. L’action, qui avait voyagé jusque-là dans le monde entier, se concentre alors sur les plaines du Latium. Le théâtre où se joue cette grande partie est en réalité fort restreint : il ne s’étend pas au-delà de quatre ou cinq lieues carrées ; mais, dans cette petite plaine qui va d’Ostie à Laurente et des collines à la mer, Virgile a eu l’adresse de grouper toute l’Italie. Il y a, dans l’armée de Turnus, des Latins,

  1. Le grammairien Servius nous dit « qu’on voit bien que Virgile était très curieux de tout ce qui concernait l’Italie. » Quoiqu’on connaisse mal sa vie, on peut affirmer qu’il l’avait souvent visitée, s’enquérant, dans les villes qu’il traversait, de leurs vieilles histoires, mais admirant surtout les beaux sites et les riches campagnes. On nous dit qu’il se plaisait à séjourner à Tarente, à Naples, en Sicile, où il se sentait plus près de la Grèce. Il est question, dans l’Enéide, de Baïes et des travaux du port de Jules, qu’Agrippa y faisait bâtir. Il n’avait pas oublié non plus les plaines de Mantoue et ce petit champ qui lui avait coûté tant de larmes quand on avait voulu le lui ôter. Il avait conservé de ce beau pays un souvenir si présent que longtemps après il décrivait avec admiration ces chênes aériens qui se dressent sur les bords transparens de l’Adige et du Pô et qui lèvent jusqu’au ciel leurs cimes touffues, » On verra enfin, dans la suite de ce travail, qu’il avait dû parcourir avec le plus grand soin toute cette côte de la mer où il a placé l’action de son poème.