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gouvernement ne gouverne pas, où la chambre, au lieu de rester dans sa mission de contrôle, prétend tout diriger et n’arrive qu’à tout confondre, où rien n’est à sa place, ou la politique se réduit enfin à une sorte d’exploitation concertée du pouvoir pour assurer une domination de parti dans les élections prochaines.

Cette dérision du régime parlementaire, on vient de la voir une fois de plus dans cette commission des crédits du Tonkin, où pendant plus d’un mois gouvernement et députés ont semblé mettre tout leur zèle à donner une représentation peu édifiante pour la vérité, surtout peu rassurante, pour les intérêts de la France. Il y a déjà six semaines que cette commission se réunissait et il n’y avait pas, à ce qu’on assurait, un moment à perdre. Évidemment quelques séances suffisaient pour avoir des explications claires et décisives sur l’état de nos affaires au Tonkin et en Chine, sur l’importance des forces et des ressources qu’il y avait à demander au parlement ; mais non, ce qui était si pressé la veille ne l’a plus été le lendemain. La commission à peine réunie s’est ravisée ; elle a tenu à recommencer une instruction, à satisfaire ses curiosités. Elle a voulu avoir un cours de stratégie et d’administration de M. le général Millot, un cours de diplomatie de M. le commandant Fournier, le négociateur du traité de Tien-Tsin, les confidences de M, le président du conseil et de M. le ministre de la marine, les dossiers réservés, les documens, les papiers secrets. Elle n’a pas vu qu’en entrant dans ces détails, en interrogeant des agens militaires ou diplomatiques couverts par un ministre, elle s’engageait dans une voie sans issue, elle faisait une œuvre indiscrète et vaine, ou elle prenait une responsabilité qu’elle ne devait pas prendre, qui n’était pas dans sa mission. Le gouvernement, de son côté, pour ménager une commission dont il avait besoin jusqu’au vote de ses crédits, s’est prêté à tout ce qu’on a voulu, au risque de sortir lui-même de son rôle et de livrer en partie sa responsabilité. Il a laissé ses agens raconter leurs campagnes. M. le président du conseil, avec des apparences de raideur ou de réserve diplomatique, ne s’est pas toujours défendu de paroles qui n’étaient pas indispensables. Bref, il y a eu des confidences. On a peut-être senti le danger de ces conversations diffuses où l’on dit quelquefois ce qu’on ne devrait pas dire, et alors, entre la commission et le gouvernement, a commencé cette comédie des secrets mal gardés, des demi-indiscrétions, des dépositions raturées, des confidences transparentes, des procès-verbaux arrangés pour le public. On a oublié que, s’il y avait des secrets à réserver dans l’intérêt public, le meilleur moyen de les garder était de n’en pas parler devant vingt personnes et de ne pas les laisser deviner par des lignes de points sur des procès-verbaux qui ne trompent qui que ce soit. Le gouvernement anglais, qui peut nous servir de modèle, dit toujours librement, franchement, ce qu’il peut dire, et il garde le silence sur ce qu’il doit taire sans croire manquer