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moins habile et la soudure plus apparente, on peut dire qu’à prendre le poème dans son ensemble, les pièces de rapport sont si industrieusement rapprochées qu’elles finissent par faire un tout harmonieux. Les élémens qui composent l’œuvre sont pris un peu partout, mais le poète ne doit qu’à lui le lien qui les rattache et le milieu dans lequel il les a placés. C’est son originalité véritable ; pour encadrer ses récits et grouper ses personnages, il a créé une antiquité de convention, à la fois large et souple, une sorte d’âge crépusculaire, où les hommes et les choses de tous les temps peuvent se rencontrer sans surprise, et il a su donner à sa création une apparence étonnante de vérité et de vie. Voilà ce que les autres écrivains de son temps n’ont pas toujours su faire. Beaucoup de ceux qui, autour de lui, faisaient profession d’aimer l’antiquité ne la comprenaient guère ; il est presque le seul qui en ait eu l’intelligence autant que le goût. Le vieux Varron, si amoureux du passé, Tite Live, dont l’esprit, comme il le dit lui-même, avait tant de plaisir à se faire antique, quand ils ont voulu écrire l’histoire de ces temps primitifs, n’ont pas pu les faire revivre. Au contraire, les tableaux que Virgile en a tracés, quoiqu’ils soient souvent de fantaisie, se sont imposés à toutes les mémoires, et quelques découvertes que l’archéologie nous ménage, je crois qu’on peut résolument affirmer que l’imagination des lettrés se figurera toujours Laurente et le palais de Latinus comme il nous les a représentés.


IX

Il nous faut sortir de Laurente et quitter ce palais, où l’on trouvera peut-être que nous sommes trop longtemps restés, si nous voulons assister à la dernière scène de l’Enéide. C’est en dehors de la ville, dans la plaine qui s’étend des montagnes à la mer, que va se passer le drame par lequel s’achève le poème.

Le combat de Turnus et d’Énée est annoncé d’avance et préparé avec soin. Énée, le premier, suggère aux envoyés des Latins, qui viennent lui demander une trêve, ce moyen facile de terminer tout à fait le différend. L’un d’eux, Drancès, s’empresse de rapporter à Turnus la provocation de son ennemi, et Turnus a trop de cœur pour ne pas l’accepter du premier coup. Mais les dieux qui veillent sur ses jours ont soin de retarder tant qu’ils le peuvent une lutte dans laquelle il doit succomber et le protègent plus qu’il ne le voudrait. Dans le premier combat qui se livre autour du camp troyen, comme Turnus cherche Énée avec fureur et que celui-ci ne le fuit pas, il semble que leur rencontre soit inévitable. Junon trouve pourtant un moyen de les séparer. « Elle forme d’une vapeur légère