une ombre sans consistance qui ressemble à Énée, la revêt d’armes troyennes, lui prête de vaines paroles, des sons sans idées et lui donne la démarche du héros. Tels sont les fantômes qui voltigent, dit-on, après la mort ; tels les songes qui se jouent de nos sens assoupis. » Turnus, trompé par la ressemblance, se met à poursuivre le faux Énée jusque dans une barque où il se réfugie. Dès qu’il y est entré, la déesse rompt le câble qui attachait la barque au rivage et le malheureux, malgré ses supplications, est emporté par les vagues loin du champ de bataille, où ses compagnons le cherchent, où son ennemi l’attend. Une autre fois, les circonstances semblent plus graves et plus pressantes encore. Tout est prêt pour le combat singulier ; on est en train d’en régler les dernières conditions ; un autel se dresse au milieu de la plaine, devant lequel Énée et le roi Latinus s’engagent, par des sermens solennels, à respecter ce qui a été convenu ; les deux armées sont réunies pour assister à la lutte suprême de leurs chefs. À ce moment, la sœur de Turnus, Juturna, qui a été aimée de Jupiter et qui, en échange de cet amour, a reçu l’immortalité, excite les Rutules à ne pas laisser leur roi s’exposer pour eux. La pitié les saisit quand ils voient ce jeune homme se mesurer à un adversaire qui leur paraît plus redoutable : l’idée leur vient d’éviter à toute force une lutte dont ils prévoient l’issue. Un trait, qui part tout à coup de leurs rangs, va frapper un des chefs de l’armée troyenne et voilà la mêlée qui recommence. Ce combat imprévu et improvisé est assurément un des plus originaux de toute l’Enéide. La fureur transporte les deux partis et ils font arme de tout. On se bat autour de l’autel où l’on vient de jurer que l’on ne se battra plus ; il arrive même qu’un des combattans saisit un tison enflammé, qui a servi au sacrifice, et le jette au visage d’un ennemi qui s’avance ; « Sa longue barbe prend feu, dit le poète, et l’on sent au loin l’odeur qu’elle exhale en brûlant. » Ces divers incidens ne servent pas seulement à reculer la fin du poème et à lui permettre d’atteindre une juste étendue, ils sont fort habilement ménagés pour accroître notre impatience. Quand enfin s’accomplira ce combat, tant de fois prévu et tant de fois différé, tous les esprits excités par l’attente en suivront les péripéties avec un intérêt plus passionné.
Virgile donne à cette grande lutte une scène digne d’elle. Figurons-nous, dans cette plaine aujourd’hui déserte, d’un côté Lauréate et ses hautes murailles, de l’autre le camp troyen avec ses portes et ses retranchemens. Sur les remparts de la ville, au sommet des tours, se pressent les femmes, les gens du peuple, les enfans, qui regardent. Les deux armées entourent le champ de bataille, chacune conservant son rang, comme si, d’un moment à l’autre, on allait voir à