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reprendre la latte interrompue ; en attendant, les lances, qui vont être un moment inutiles, sont enfoncées en terre et les boucliers reposent contre elles. Les chefs voltigent au milieu des soldats, brillans d’or et de pourpre. Tous les yeux sont tendus vers cet espace vide, où va se jouer le sort des deux peuples. Le ciel n’est pas moins attentif que la terre à ce grand spectacle ; Junon, pour en être plus rapprochée, s’est arrêtée sur les hauteurs du Mont Albaia, d’où l’on aperçoit nettement la ville de Latinus et les deux armées, tandis que Jupiter, dans sa demeure céleste, tient en ses mains les balances dans lesquelles il pèse les destinées des mortels.

Le récit de ce combat est un des morceaux les plus dramatiques et les plus saisissans de l’Enéide. On voit bien, en le lisant, que le poète n’était pas épuisé par la longue course qu’il avait faite ; il arrivait sans fatigue à la fin de son œuvre, l’esprit aussi vif, le talent aussi jeune que lorsqu’il l’avait entreprise. La mort le surprit à cinquante et un ans en pleine possession de son génie. S’il avait continué de vivre, non-seulement il aurait mis la dernière main à l’Enéide et nous l’aurait laissée plus parfaite, mais nous posséderions sans doute aussi ce poème philosophique auquel il pensait, dit-on, pendant les loisirs que lui laissait la composition de son épopée et qui devait être l’œuvre mûrie et sereine de ses dernières années.

Je crois inutile de reprendre ici et d’analyser ce beau récit : tous les lecteurs de Virgile l’ont devant les yeux ; qu’il me suffise de marquer en quelques mots ce qui me parait en être le caractère distinctif. Le dernier combat d’Achille et d’Hector dans l’Iliade a certes une très grande importance : on sent bien qu’il va décider du sort de Troie ; mais enfin la chute de la ville n’en est pas la conséquence immédiate et elle doit survivre quelque temps encore à la mort de son plus ferme défenseur. On ne peut dire non plus que le combat soit prémédité ; les deux adversaires ne se cherchaient pas, et c’est le hasard qui les met aux prises. Après une défaite des siens, Hector n’a pas voulu s’enfuir comme eux ; il s’est arrêté devant les portes Scées et attend l’ennemi. En réalité, il est si peu résolu à se battre avec Achille qu’il s’enfuit dès qu’il l’aperçoit. Chez Virgile, au contraire, tout est parfaitement réglé et décidé d’avance. Turnus a pris congé d’Amata et de Lavinia ; Énée a dit adieu à son fils. Des maîtres du camp ont choisi et préparé le lieu où ils doivent se rencontrer. C’est une grande plaine unie et nue, et, pour n’y laisser aucun avantage dont l’un des combattans puisse se prévaloir au détriment de l’autre, on a rasé les quelques arbres qui pouvaient y pousser. Un sacrifice solennel a précédé le signal de la lutte. Tandis que les prêtres immolaient un jeune porc et une brebis blanche,