Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/799

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les chefs des deux armées, tournés vers le soleil qui se levait et dont les premiers rayons coloraient la cime des montagnes, tenant dans la main des gâteaux de farine salée, ont invoqué tous les dieux et pris l’engagement d’accepter l’issue du combat comme un arrêt du destin. Selon qu’Énée ou Turnus remportera la victoire, les Troyens ou les Latins seront définitivement les maîtres, et le sort des deux peuples est attaché à la fortune de leurs champions. C’est donc une sorte de jugement de Dieu qui se prépare, et il est impossible de suivre dans Virgile tous les détails de ce combat en champ clos sans songer à des récits semblables qui se trouvent dans nos chansons de geste. Là aussi des chevaliers en viennent aux mains en présence d’un peuple réuni, et on nous les montre, avant de combattre, adorant des reliques, prêtant des sermens solennels, donnant des gages de bataille. Ce qui complote l’illusion, c’est qu’ici, comme dans beaucoup de tournois chevaleresques, une femme est le prétexte et le prix de la lutte. « Dans cette arène, dit fièrement Turnus, il nous faut conquérir la main de Lavinia. »


Illo quæratur conjux Lavinia campo.


Quelque émotion qu’on éprouve à lire, dans l’Iliade, le combat d’Hector et d’Achille, il contient certains incidens dont nous ne pouvons nous empêcher d’être un peu surpris. Par exemple, il nous déplaît qu’à la vue d’Achille Hector se sauve « comme une colombe tremblante devant l’épervier, » et qu’il ne se décide au combat que quand il n’a plus aucun moyen d’y échapper. Nous avons tort assurément, et il n’y a rien de plus naturel et de plus vrai que ces timidités subites et ces hésitations momentanées en face d’un grand péril ; mais nous avons beau faire, elles nous semblent aujourd’hui déplacées chez un héros. Aussi sommes-nous reconnaissans à Virgile de nous les avoir épargnées. Sans doute, Turnus s’enfuit, comme Hector, mais seulement quand l’arme dont il se sert s’est brisée dans sa main et qu’il reste sans défense. « Il court alors ça et là et décrit mille tours incertains ; » il se rapproche de ses soldats, que la frayeur rend immobiles ; il les appelle par leur nom, il les prie avec instance de lui donner son épée, et, dès qu’il l’a reçue, il recommence bravement la lutte. Ce qui nous choque aussi dans le récit d’Homère, c’est la part que les dieux prennent au combat. En réalité, la victoire leur appartient. Minerve ne cesse pas d’aider Achille, qui est le plus fort, et lui rapporte son javelot, qu’il a lancé sans succès ; elle trompe indignement Hector, qui est le plus faible, en lui faisant croire que son frère Déiphobe va combattre à ses côtés ; ce n’est que lorsque la lutte