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est engagée et qu’Hector a besoin du secours de son frère qu’il s’aperçoit qu’il est seul et que le faux Déiphobe a disparu. Chez Virgile, les dieux s’annulent en se partageant : si Juturna rend à Turnus son épée, Vénus permet à Énée de retirer son javelot, qui s’est enfoncé dans le tronc d’un olivier sauvage. De cette façon, l’intervention de la divinité n’efface pas le mérite des hommes ; la victoire est bien leur œuvre personnelle, et c’est leur valeur propre qui décide du succès final. Il est curieux de constater qu’entre les deux poètes, le sentiment de l’honneur s’est raffiné, et que Virgile connaît déjà et respecte certaines délicatesses, ou, si l’on veut, certains préjugés que nous subissons encore aujourd’hui.

Ses personnages, quand on les compare à ceux d’Homère, donnent lieu aux mêmes observations. Quoiqu’Énée joue à peu près le rôle d’Achille et que le poète ait voulu par momens lui en prêter le caractère, il en diffère autant que possible. Dans son combat avec Turnus, il pousse jusqu’à l’excès le respect de la foi jurée. Quand les Latins, rompant violemment la trêve, recommencent la lutte, il ne croit pas d’abord que leur parjure l’autorise à violer son serment. Sans armes, la tête nue, il veut arrêter les siens qui essaient de se défendre ; et, pendant qu’il les empêche de répondre aux coups de l’ennemi, il est lui-même blessé. Ce qui est encore plus remarquable, c’est que le poète a su lui conserver son humanité et sa douceur jusque dans la scène sanglante de la fin. Là surtout se marque la différence de son caractère et de celui d’Achille. Nous avons le cœur serré, en lisant l’Iliade, des dernières violences du héros grec. Non-seulement il tue Hector sans miséricorde, mais il ne répond à ses touchantes prières qu’en regrettant « de ne pas pouvoir manger sa chair palpitante. » Le pieux Énée, au contraire, se laisse attendrir par les paroles de Turnus. Il allait même lui pardonner lorsqu’il aperçoit le baudrier de Pallas, son jeune ami, que Turnus n’a pas épargné, majoré son âge, et dont il s’est approprié les dépouilles. On comprend qu’à cette vue sa colère se ranime et on lui pardonne de n’écouter qu’un juste ressentiment. Ce n’est pas Énée, c’est Pallas qui se venge et frappe Turnus par la main d’un ami :


Pallas te hoc vulnere, Pallas
Immolat.


Turnus ressemble davantage aux héros d’Homère et c’est sur leur modèle qu’il est fait. Il a pourtant aussi quelques traits qui lui appartiennent et où se marque l’époque de Virgile. Il me semble surtout plus sensible à ce que nous appelons le point d’honneur.