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Lorsque, trompé par sa sœur qui veut le sauver à tout prix, il a suivi le faux Énée et que la barque où il s’est imprudemment et l’emporte loin de la bataille, sa douleur est vive et il n’y a rien de plus touchant que ses plaintes. « Puissant Jupiter, s’écrie-t-il, m’avez-vous donc jugé digne d’une telle infamie ? Que vont dire de moi tous ces braves gens qui m’ont suivi et que je livre à la mort sans les y accompagner ? Que faire ? Quel abîme assez profond s’ouvrira sous mes pas ? Vous du moins, ô vents, ayez pitié de moi. Entraînez cette barque contre les rochers ; Turnus lui-même vous en conjure. Brisez-la sur ces écueils, où ne puissent jamais plus m’arriver les reproches de mes amis et le cri de mes remords ! » Ne semble-t-il pas qu’on entend certains héros de nos chansons de geste ? C’est le même accent de générosité, la même ardeur chevaleresque, le même souci scrupuleux de l’honneur. Turnus est avant tout occupé de sa réputation ; il ne veut pas que personne puisse l’accuser de félonie, et il aurait pris volontiers pour sa devise ces mots de notre Roland :


Que mauvaise chançun de nus chantet ne seit !


Si j’ai tenu à signaler ces rapports qu’on entrevoit entre l’Enéide et les poèmes du moyen âge, c’est qu’ils me semblent avoir quelque importance. Il est utile de faire voir comment Virgile, qui se rattache si volontiers au passé, donne aussi quelquefois la main à l’avenir ; quand nous savons ce qu’il y a d’ancien et de nouveau chez lui, nous comprenons mieux le rôle qu’il a joué dans l’histoire des lettres. Placé sur la limite de deux âges, et, par une chance heureuse, participant de l’un et de l’autre, il a servi d’intermédiaire entr’eux. C’est par lui que nous abordons l’antiquité ; il nous en donne l’accès, il nous conduit et nous guide vers elle. Entre elle et nous, il forme une sorte de trait d’union ; et, en ce sens, Baillet avait raison de dire « qu’il est le centre de tous les poètes qui ont paru avant et après lui. »

Voilà les réflexions dont je ne pouvais me défendre pendant que j’essayais de me figurer le combat d’Énée et de Turnus dans la plaine de Laurente. Je crains qu’elles ne m’aient entraîné bien loin. Les lecteurs trouveront sans doute que je les ai trop longtemps retenus sur cette plage déserte, à la recherche de villes ignorées dont il ne reste plus de débris. Mais on risque de s’attarder en route quand on voyage avec Virgile, et c’est un compagnon dont on a grand’peine à se séparer.


GASTON BOISSIER.