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de leur âme à différentes époques : au moins ces caractères, tels quels, sont-ils humains, des âmes pareilles ont pu exister ; la réalité, même confuse, y palpite encore, et l’éternel bon sens ne s’étonne pas à leur vue. Si ce n’est pas Justinien et Théodora, c’est un Justinien, c’est une Théodora qui approchent des véritables, et c’est un homme et c’est une femme ; des passions, à peu près les mêmes qui purent s’agiter autrefois, des passions qui peuvent s’agiter encore, font mouvoir ces personnages et les entre-choquent ; leur choc est dramatique : c’est donc ici une scène possible du drame que nous avons rêvé.

Mais ce drame, hélas ! voilà tout juste ce que nous avons pu en saisir ; le reste est demeuré dans les limbes. M. Sardou avait la force d’esprit et les ressources de talent nécessaires pour l’en tirer : le septième tableau, voire le quatrième, nous le prouvent. Qu’est-ce donc qui lui a fait défaut ? Sans doute l’ingénuité. Un biographe nous a révélé qu’au temps de sa jeunesse, avant les Pattes de mouche, avant les Premières Armes de Richelieu, M. Sardou méditait une tragédie en trois soirées, sous ces titres : Luther, la Guerre des paysans, les Anabaptistes. Il préparait aussi une tragédie norvégienne : la Reine Ulfra, « Deux ou trois fois seulement, il avait été au théâtre avec son père, et de ces visites il avait rapporté le mépris du théâtre contemporain. » Il rêvait de « faire grand. » A trente années de distance, M. Sardou qui, dans l’intervalle avait renoué deux fois ce rêve, a paru le renouer encore : il n’était pas impossible que Théodora, comme l’écho éveillé par-delà un abîme, fournit une rime glorieuse à la Reine Ulfra. Malheureusement, c’est encore le biographe qui le déclare, il y a de cela vingt-cinq ans à peu près, s’étant mis à fréquenter le théâtre, l’apprenti tragique « se rendit compte du goût moderne… Il vit une Chaîne, de Scribe, au Théâtre-Français, et ce fut une révélation pour lui. » Et ce n’est pas seulement une Chaîne, de Scribe, qu’il vit de ses yeux ainsi dessillés, mais tout le répertoire de ce maître et de ses disciples, au premier rang desquels il vint se placer. Il devint, à cette école, le prince des metteurs en scène et le plus habile collecteur ou inventeur d’effets de théâtre ; et voilà précisément ce qui le perd aujourd’hui ; la première de ces qualités l’amuse, surtout au commencement d’une pièce ; la seconde le satisfait ensuite.

Le rideau se lève ; la scène représente la salle du trône, où Théodora donne ses audiences ; magnifique salle, magnifique trône. Par une baie largement ouverte on découvre une magnifique perspective de la ville. Tout à l’heure, quand l’impératrice voudra recevoir en petit comité, des tapisseries magnifiques retomberont pour l’enfermer comme dans une tente. Un à un, pour l’attendre, vêtus de magnifiques habits, arrivent les dignitaires de l’empire, les patriarches et les ambassadeurs. Cependant, les mœurs déjà cour et de la ville sont expliquées par le chef des eunuques en l’honneur d’un jeune Franc,