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pleure sur le corps du rebelle, le préfet de police et le bourreau. Quel genre de mort ? Le lacet. Théodora jette son collier, elle tend le cou ; Justinien est veuf, et le drame finit.

A le raconter, ce drame, n’est-il pas vrai qu’on le juge ? Si j’ai marqué, dans cette analyse, la ressemblance de telle ou telle partie à certaine partie d’un autre ouvrage, c’est pour la commodité du lecteur et pour la mienne, pour nous épargner un surcroît d’explications ; ce n’est pas pour taquiner M. Sardou et l’accuser de plagiat. Qu’il prenne son bien où il le trouve, j’en suis fort aise ; d’ailleurs, le plus souvent, de la chose empruntée il fait vraiment sa chose, par l’agrément d’un tour nouveau : la scène où Théodora tue Marcellus est aménagée de façon à émouvoir nos nerfs plus que le dénoûment de Rome vaincue ; la mesure, la délicatesse avec laquelle les compagnons d’Andréas l’éclairent sur sa maîtresse fait oublier autant qu’il faut et Lucrèce Borgia et tant d’autres pièces où des conjurés, en pareille occurrence, jettent grossièrement le nom de traître au visage d’un ami.

Mais les situations que voilà, quand bien même l’auteur les aurait renouvelées toutes, quand même il les aurait inventées, ne formeraient pas encore l’ouvrage que nous attendions. Ajustées ensemble, elles composent une machine où les personnages sont pris, et qui les agite à nos yeux dans diverses postures ; mais un drame, non pas ! Ces personnages ne sont pas des personnes, mais des mannequins : celui-ci costumé en impératrice, celui-là en Grec. Ils feraient aussi bien ce qu’ils font sous d’autres habits, en d’autres temps, en d’autres lieux ; ils ne vivraient ni plus ni moins. Changez les noms ; mettez, au lieu de Théodora, Sémiramis ou Gertrude, femme d’un baron quelconque du moyen âge ; vous aurez la même fable. Gertrude ou Sémiramis aura les mêmes aventures que Théodora, si l’auteur le commande ; aucune des trois n’est indocile : aucune des trois n’est vivante. L’histoire prétend que Théodora, une fois mariée, fut sage : ce changement avait sa grandeur. M. Sardou, pour les besoins de sa pièce, lui prête un amant, soit ! Encore faut-il que cet adultère ne soit pas le premier venu, tiré des archives de la Porte-Saint-Martin ou de l’Ambigu-Comique : sinon, même intéressé par les péripéties théâtrales de l’affaire, je penserai que ce n’était pas la peine de déranger Théodora pour si peu. J’estimerai que ce n’est pas Théodora que j’ai devant moi, mais peut-être Sémiramis ou Gertrude, ou plutôt que ce n’est ni l’une ni l’autre, ni personne, mais seulement une poupée. Et comme, d’autre part, Justinien, à voir l’ensemble du rôle, n’est qu’un fantoche, Bélisaire un comparse, et Tribonien un figurant, je reconnaîtrai avec peine que M. Sardou, bon artisan d’effets scéniques, ne s’est pas donné la peine, cette fois, de penser un drame. Il s’est dit apparemment : « Une femme insultée sous un faux nom par l’être qu’elle aime le plus au monde ; une