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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/940

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De vrai, si nos conseillers voulaient honorer Voltaire, c’était leur Voltaire, à eux, et non celui de ces lettres ; c’était le Voltaire placé, bon gré mal gré, par la légende, dans l’Olympe des fétiches révolutionnaires, en dépit de documens aussi décisifs que ceux-ci et par cette raison seulement qu’il détesta l’infâme. « Écraser l’infâme, » n’est-ce pas, encore ajourd’hui, de quoi s’occupent principalement nos édiles ? Aussi, ayant élu pour lieu de cette cérémonie un théâtre, comme l’endroit public le plus sonore, ils avaient élu, parmi les tragédies de Voltaire, comme la plus caractéristique de son génie, Mahomet, ou le Fanatisme.

Il a fallu toutefois en rabattre de ces belles espérances. Était-ce un faux bruit que les jésuites avaient semé pour leurrer et décevoir la population ? Ou bien quelque objet plus actuel a-t-il détourné ces messieurs de cette ombre illustre ? Ou bien M. Porel, nouveau directeur, a-t-il craint ce coup d’éclat ? Toujours est-il que Mahomet a été joué sans bruit, après le 20 février, comme une tragédie quelconque de Lebrun ou une comédie d’Andrieux. Les critiques seulement et une chambrée de bourgeois ont vu cette reprise, les uns par devoir, les autres par accident, à peu près comme les gardiens d’un cimetière et quelques promeneurs assistent à l’exhumation d’un inconnu.

Oh ! ce Mahomet ! .. Dois-je rappeler par quels éloges les contemporains l’ont recommandé à la postérité ? Condorcet pouvait bien écrire à Turgot : « Voltaire travaille moins pour sa gloire que pour sa cause ; » dans sa Vie de Voltaire, ayant distingué une première espèce de tragédie et une seconde, l’historique et l’humaine, ayant cité pour exemple de l’une Cinna, et de l’autre le Cid, il ne se privait pas d’en préférer une troisième, comme réunissant les avantages des deux autres, ni de nommer comme type de celle-ci Mahomet : après quoi il confessait que de tels sujets « sont très rares, » et qu’ils « exigent des talens que Voltaire seul a réunis jusqu’ici. » En 1775, trente-cinq ans après qu’il connaissait ce chef-d’œuvre, Frédéric II se le faisait réciter en voyage, et il l’apprenait par cœur ; ensuite il mandait à son chambellan : « .. J’ai lu et relu vos œuvres. Les pièces polémiques qui s’y trouvent peuvent avoir été nécessaires dans les temps qu’elles ont été écrites ; mais les Desfontaines, les Frèron,.. n’empêcheront jamais que la Henriade, Œdipe… Mahomet, n’aillent grandement à la postérité, et qu’on ne les mette au nombre des ouvrages classiques dont Athènes, Rome, Florence et Paris, ont embelli la littérature. » La Harpe, dans son Éloge de Voltaire, développe la pensée de Condorcet : « Supérieur à tous les écrivains dramatiques par la réunion des grands effets et des grandes leçons, par l’illusion du spectacle et la vérité des mœurs, en est-il qui l’emporte sur lui pour la beauté des caractères ? » Et aussitôt, parmi ces caractères si merveilleux, il cite Mahomet. Et Ducis… ah ! Ducis !